
Nous sommes allés rencontrer Aaron Is, tatoueur originaire de Floride, mais grand voyageur, de passage à Paris entre deux conventions.
Depuis combien de temps est-ce que tu tatoues et quel a été ton parcours?
A: Cela fait 21 ans cette année que je tatoue. Je dessine depuis que je suis en âge de tenir un crayon. J’ai fait toutes sortes de choses sur différents supports jusqu’à trouver celui qui me convenait le mieux.
Comment en es-tu venu au tatouage?
A: J’ai rencontré un mec qui venait d’emménager dans ma ville, je travaillais dans un restaurant à ce moment-là comme serveur, on est devenu amis très rapidement, il n’avait nulle part où aller et j’avais une chambre en plus, donc il s’est installé chez moi
Étant tatoueur il essayait d’ouvrir un shop dans mon quartier, un jour il a vu mes dessins et m’a dit que je devrais essayer le tatouage.
Il a commencé à m’apprendre mais il était un peu taré donc on est assez vite arrivés à un moment où on ne pouvait plus se supporter alors nos chemins se sont séparés.
Après ça j’ai voulu continuer donc je suis allé parler avec d’autres amis tatoueurs, j’ai commencé à faire des tatouages de chez moi, mais forcément c’était merdique.
Comme j’avais cette pièce en plus chez moi, j’ai vraiment séparé l’endroit où je tatouais du reste de la maison, j’ai voulu être le plus professionnel possible, à mon niveau, mais j’étais encore jeune je n’y connaissais rien.
Et puis j’ai eu un boulot dans un studio et là ça a été du temps plein pour le tatouage.
Comment en es-tu arrivé à trouver ton style? On peut voir que chaque tatouage mélange différents styles, du géométrique, du dotwork, des portraits…
A: Pendant les dix premières années, j’ai vraiment fait tout ce qui se présentait à moi juste pour payer les factures et me faire de l’argent, et dans le même temps j’essayais des choses nouvelles. Dès que je voyais quelque chose qui me plaisait, je tentais de le reproduire jusqu’à comprendre la technique et petit à petit j’ai mélangé les styles dans chaque tattoo.
Mais aujourd’hui encore c’est très changeant, ça évolue, j’apprends et je découvre toujours .
Comment travailles-tu avec tes clients ? Comment démarres-tu un projet, en général?
A: Je ne dessine rien en avance, on prend rendez-vous, et on crée le design ensemble. Mais de plus en plus, les gens viennent me voir parce qu’il connaissent mon travail et veulent ce que je fais donc ça simplifie, ils me font confiance.
Ça m’arrive de travailler un peu comme un peintre, directement sur la peau, les idées viennent quand je suis déjà en train de tatouer je leur propose et on le fait comme ça, c’est beaucoup plus marrant.
Qu’est ce que ça signifie, pour toi, de se faire tatouer?
A: Ça peut-être différentes choses. Pour moi, je regarde mon corps comme un album photo, c’est mon histoire, toutes les pièces que j’ai sur moi ont une mémoire. Elles sont ma mémoire, un endroit, un moment et des gens y sont mêlés, je peux te raconter l’histoire de chacun de mes tatouages : où j’étais, avec qui, ce que je faisais, quelle genre de période c’était. Ce sont des histoires uniques.
Je ne collectionne pas les super beaux tatouages, je collecte les histoires, les instants de vie, les expériences, le temps. Je pense que ça finit comme ça pour la plupart des gens quand tu es très tatoué.
Tu ne peux pas perdre ce livre d’histoire, il est toujours avec toi.
Y a t’il d’autres tatoueurs qui t’ont inspiré?
A: Beaucoup, la plupart sont devenus de très bons amis.
Au départ j’étais plein d’admiration pour leur talent, leur compétence, maintenant c’est plutôt leur personnalité, c’est une énergie très positive d’être entouré de gens de talent .
Partir en convention m’a fait rencontrer énormément de personnes très différentes que j’admire pour leur style, leurs expériences, certains que je n’ai pas encore rencontré mais qui m’impressionnent dans leur travail.
J’ai pu travailler avec certains au début, comme Marc Longenecker, c’était impressionnant pour moi mais inspirant.
J’ai voulu arrêter le tatouage au moins dix fois, les débuts sont vraiment difficiles, les dix premières années dans mon cas, et en général beaucoup abandonnent rapidement .
C’est très irrégulier comme vie, tu sais pas si tu pourras payer tes factures, ta vie.
Le nombre de merdes que tu dois affronter pour arriver au stade de réussite est impressionnant.
Tu peux être riche aujourd’hui et ruiné la semaine d’après, rien n’est jamais acquis.
Il faut s’accrocher mais ça en vaut la peine, selon moi en tout cas.
Est-ce que tu as des rêves, des envies, en tant que tatoueur?
A: Pas spécialement non. Je crois que le rêve de tout le monde c’est d’être le meilleur, mais ce qu’il y a de plus beau dans ce métier d’après moi, c’est qu’il n’y a pas de meilleur, tu peux atteindre un certain niveau mais il n’y a pas de limite, tu ne peux que continuer d’apprendre, grandir et expérimenter infiniment.
Les machines changent, les styles aussi, il y a une évolution constante dans ce métier, contrairement à tout les autres boulots que j’ai pu faire, au bout d’un moment tu arrives à un point où tu n’a plus rien à apprendre, tu fais toujours la même chose mais moi je n’en avais pas envie.
Je peux faire tout ce que je veux, mon propre agenda, mes horaires, mes journées, je voyage où j’ai envie, ce style de vie est vraiment cool, si tu peux te le permettre évidemment.
C’est ce qui rend ce boulot intéressant et excitant mais aussi effrayant forcément.
Qui sont, pour toi, les quelques artistes les plus importants, peu importe le domaine: cinéma, musique, peinture etc.. et pourquoi?
A: Sting m’inspire beaucoup : c’est un chanteur incroyable, un auteur fantastique, et plus j’en apprends sur lui à travers sa musique ou son parcours, plus j’ai l’impression qu’il n’a fait des choix qu’en fonction de ce qui le rendait heureux, et il a eu du succès en le faisant, et moi c’est ce dont j’ai envie.
C’est une grande inspiration pour moi, faire ce qui te rend heureux et en tirer du succès, ce type de parcours rend la chose possible et non inaccessible.
Sinon j’ai grandi en regardant Bob Ross, le peintre, sa positivité était une grande influence, il faisait des émissions de télé et il n’avait jamais l’air malheureux ou agacé, et quand je le regardais il me rendait heureux.
Il faisait de l’art avec n’importe quoi, genre un bout de bois avec du papier dessus et il t’en faisait un arbre comme ça, sans effort. Ça avait l’air simple, cette manière de dire “on peut le faire, on va y arriver” c’était génial.
A part ça, la musique en général, je pense que beaucoup sont inspirés par la musique quelle qu’elle soit, quand je peins ou que je tatoue, il y a toujours de la musique, ça fait partie de moi .
J’adore le cinéma également, par exemple : Le Cinquième Élément de Luc Besson. C’est étrange parce qu’il m’a parlé directement, d’une manière bizarre, j’en rêvais la nuit.
J’adore la science fiction et j’aime la manière dont il a été écrit, les acteurs sont géniaux. C’est un futur et une histoire tellement irréels qu’on pourrait avoir du mal à se projeter mais d’une certaine façon, la manière dont il a été fait rend les interactions réelles entre les personnages, même entre humains et aliens, comme une réminiscence de la vraie vie. Le quotidien est le même: il se réveille, prend son café, il n’a plus qu’une cigarette et déprime de devoir aller bosser comme tous les jours.
Et ça a fonctionné parce que tout le monde connaît ces sentiments, mais là, quelque chose lui arrive, au cinéma ce n’est pas original mais tout le monde s’identifie au héros ordinaire.
C’est un fantasme marrant de n’être pas grand chose, et soudain une fille tombe dans ta vie et tu dois sauver le monde. En vérité on est beaucoup à espérer qu’il nous arrive quelque chose, de positif ou négatif, mais qui nous ferait changer de vie et nous donnerait de la force. Tu rencontres une fille : “c’est magnifique” / tu te fais virer : “mon dieu c’est horrible” mais en fait c’est ce qu’il pouvait t’arriver de mieux, aller de l’avant, prendre des risques, persévérer, faire des choix .
Mais il faut être capable de le voir à une échelle plus réel : chaque petite chose que tu réussis sont un succès .
Comment t’es tu retrouvé sur Ink Master?
A : Ils m’ont appelé. J’étais dans un avion en attente de décoller pour une convention et j’ai reçu un appel de New York, c’était le producteur qui m’a simplement dit qu’il voulait que je participe cette année. Ensuite ça a pris un peu de temps. Pendant 8 mois j’ai fait des entretiens et des photos à plusieurs reprises, on a fait des tests de vêtements, de coiffures c’était étrange parce que pendant des mois tu fais ça, et la semaine avant de commencer ils peuvent t’appeler et te dire qu’ils n’ont plus besoin de toi, c’est fou.
Il choisissent dix-huit personnes par saison je crois, mais ils ont commencé avec une centaine puis soixante puis trente etc.. juste pour être sûr d’avoir les bons. C’est chiant mais c’est comme ça que ça fonctionne.
Tu connaissais l’émission avant?
A: Je ne regardais pas vraiment mais je savais que ça existait, certains de mes amis l’avaient fait et j’en avais envie aussi.
Comme je te disais j’adore le cinéma, quand j’étais petit je voulais être une star du cinéma ou de la télé, comme tout le monde à cet âge-là. Puis j’ai commencé à tatouer et à être tatoué donc j’ai vite compris que ça n’arriverait pas, à part pour jouer des méchants.
Donc c’était génial quand ils m’ont appelé pour faire du tatouage à la télévision, tout ce dont je rêve de faire en un seul moment .
Le délire télé-réalité est pénible mais au moins pendant un temps j’ai gagné suffisamment, il y a cinq millions de spectateurs dans le monde entier et en plus, quand il diffuse une nouvelle saison, il rediffuse les anciennes donc on m’appelle encore pour me dire que je passe à la télé et de nouvelles personnes me découvrent.
C’est assez cool en fait, j’ai vraiment aimé faire ça.
Tu as l’impression d’avoir appris des choses en y étant?
A: Énormément: j’ai beaucoup appris sur moi même, sur mon art, sur la patience notamment, parce que je tatouais très vite et je continue, mais j’ai appris à faire plus attention aux détails auxquels je ne pensais pas avant et par conséquent ça a emmené ma carrière plus loin car mon travail est meilleur.
Avant ça, j’étais finalement dans une routine malgré tout, pensant bien faire. Les réseaux sociaux ne t’aident pas à progresser, personne ne te dit “cette ligne est nulle”, tu n’entends jamais la critique honnête et directe que tu entends en faisant cette émission.
“Cette pièce c’est de la merde”. Tu regardes ton travail sur un écran quand ils te disent ça, pointant du doigts les défauts du tatouage et tu restes là comme un con parce que c’est vrai.
Les premières fois c’est étrange, un peu violent même, ça te brise le cœur mais dans la compétition tu n’as pas le choix. Ils ne laissent rien passer et tu apprends donc à faire attention aux détails. Tu penses faire un tatouage cool mais techniquement c’est de la merde et c’est important de le comprendre et de travailler.
A part ça, tu es entouré de personne qui, réunis, font un sacré paquet d’expériences différentes, dans un espace confiné, avec qui tu peux parler tous les jours, échanger sur les styles, la manière de faire, même en convention tu n’as pas ça.
Il faut prendre conscience de l’endroit où tu es, c’est un puits de savoir et de technique énorme.
Ça me gonfle quand j’entends “ tu es un vendu/tu fais de la télé”, mais j’ai des factures à payer et je veux pouvoir continuer à vivre de ce que je fais, je ne me fais que de la pub en allant dans cette émission. J’ai été publié dans environ quarante magazines de tatouage, qui s’en souvient? On ouvre, on feuillette, on regarde les images et terminé on oublie. J’ai plusieurs trophées de convention mais, comme pour les magazines, mes clients ne le savent pas sauf si je leur montre, rien de tout ça ne me ramène de nouveaux clients.
La première fois que je suis apparu dans un magazine, j’étais comme un fou pour moi c’était parti j’allais avoir du monde qui allait venir me voir, mais il ne s’est rien passé.
Pour ça la télévision est le meilleur média, si tu cherches de nouveaux clients il faut qu’ils voient qui tu es, c’est comme ça que ça fonctionne, et je ne suis pas un “vendu”, je paye mes factures, un toit au dessus de ma tête, la bouffe pour mes enfants, mes voyages pour les conventions, je garantis la pérennité de ma carrière.
Aujourd’hui je suis complétement booké dans des conventions où je n’ai jamais mis les pieds, j’ai des clients dans le monde entier et j’en suis fier.
Pour un tatoueur de base qui aime trop l’alcool, être appelé pour faire cette émission alors que d’autres se battent pour y être, et en arriver là, c’est magnifique.
J’ai saisi une opportunité, ça aurait pu fonctionner autrement, mais pour moi ça s’est fait comme ça. Je n’ai jamais eu l’intention de gagner, je les faisais chier avec ça d’ailleurs parce qu’ils me demandaient dans les interviews pourquoi je voulais gagner Ink Master, je leur disais que je ne voulais pas. Pour moi c’est du marketing. Le reste, j’en ai rien a foutre.
“Ink Master”, rien que le nom me déplait. Tu n’es pas un maître dans quelque chose qui est toujours mouvant, sauf si tu ne fais qu’un style très particulier comme tout ce qui est traditionnel, mais dans mon style je ne peux pas un être un maître. Ça change, ça évolue, sinon c’est ennuyeux. Tu ne peux pas être bon si tu te fais chier dans ce que tu fais, et je le dis à mes clients si vous voulez du lettrage ou du traditionnel je ne suis pas le bon pour vous, aujourd’hui je peux faire mes trucs bizarres à moi. Les clients viennent me voir pour ça ! Comme on dit, je travaille pour vivre je ne vis pas pour travailler, sinon à quoi bon ?
Tu as l’impression de partager un peu de ton histoire dans les tatouages que tu fais sur tes clients?
A: Les gens ne réalisent pas à quelle point ça peut-être à la fois dur et réjouissant de faire ce qu’on aime, aujourd’hui je suis heureux dans ce que je fais, j’ai de quoi vivre et une maison à moi, mais il aura fallu que j’attende mes quarante ans et un nombre incalculable de difficultés et de murs pour me sentir enfin stable d’une certaine manière.
Je partage mes histoires sur la peau des gens en les mélangeant aux leurs, je n’économise rien, je collectionne les expériences et les moments, c’est un échange, comme une discussion. Sauf que là c’est visible, c’est presque comme s’ils avaient un morceau de mon âme sur eux. C’est bizarre d’ailleurs, mais comme pour moi en tant que tatoué, je fais partie de leur histoire, de leur mémoire, d’un moment, et tu restes attaché à leur chair, à vie, pour moi c’est une récompense parce que c’est un choix de leur part.
Merci Aaron pour cet entretien .
Propos recueillis par César.
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