
Montreuil, vendredi soir. Le théâtre Berthelot, rue Marcelin du même nom. Ambiance cosy bobo artistique et petite quarantaine. On est dans le monde des labels indé et de la musique rock expérimentale – ambiance politiquement correcte mais atmosphère barrée. Petits bobos faciles à soigner. On s’est déplacées pour la performance d’Heimat – duo parisien qui a eu la bonne idée de chanter en allemand. Si rare et si brillamment interprété que le nom d’Heimat fait son petit bonhomme de chemin dans les lieux branchés de la capitale. J’en parlais encore avec la co-organisatrice d’un magazine à la mauvaise réputation fin novembre… Heimat, ils sont bons, ils ne se la pètent pas, leur son parle à l’âme. Mais nous n’y sommes pas encore.
Première fois au théâtre Berthelot, c’est clean – comme tout théâtre municipal. En attendant de payer nos places, la jeune femme qui m’accompagne et moi-même sourions sur le fait que le cadre jure clairement avec les scènes et les concerts auxquels on assiste d’ordinaire. Garages obscurs, caves humides et suintantes, alcôves enfumées, fosses grouillantes parcourues d’éclairs furtifs où s’immiscent des fréquences basses et lourdes. Point de tout ceci ici ! Salle lumineuse, bar où le vin est bon et la bière locale à la pression. Des stands de vinyles, de cassettes audio, de livres. Un peu de fond sonore balancé par l’ami Maracio, un piano dont le sommier sert de repose-verre en plastique, des chaises basses où quelques personnes discutent, affalées.
Le premier son commence – Bruxos. La scène est à même le sol, nous nous dirigeons vers les gradins – comme l’ensemble de ce début de soirée, une impression d’étrangeté émerge lorsque je comprends que je vais devoir vivre un moment musical assise sur un fauteuil de cinéma. Le trio qui se produit alors expérimentent trois axes s’entremêlant. Le poète lecteur entonne un monologue anglophone avec une voix gutturale et prenante (teintée légèrement de la rauque de Tom Waits et de la verve d’un David Gilmour sur Ummagumma). Le guitariste soliste use des fréquences aigües et baladent ses doigts sur le manche de manière spontanée, il accompagne la lecture en l’enrobant de reverbs ou répond au monologue par des impros délurées. Le troisième artiste joue avec des instruments non identifiés au centre de la scène, dont certains émettent des cercles de lumière et d’autres semblent sortir tout droit de Stargate. L’ensemble crée un bruit expé planant et strident at the same time. Potentiellement oppressant. « Tricks, tracks and Chaos » répète plusieurs fois le poète. Il parle de notre condition humaine, de ce rapport spécifique à la machine, au web, à cet environnement devenu délirant et sans bornes. De notre difficulté à parler dans un monde ultra-connecté. Des phases de Larsen et de capharnaüm me mettent dans une situation d’introspection flippante, comme si l’auditorium avait plongé frontalement dans le marasme d’un cerveau malade. L’obscurité de la salle et le fait d’être immobile accentue cette sensation. Malgré tout, la performance est hypnotisante et se termine par l’usage du joli instrument placé au-devant du plateau : une espèce de cerceau en bois agrémenté de deux jeux de cordes de guitares, qui se balance d’avant en arrière et dont les sons rejetés se réverbèrent en oscillation. Très intéressant.
Entracte. Un tour dehors, à l’air libre et au vent froid, les verres se remplissent et se vident. Ça papote et les gens sourient. Si bien que le temps passe et le second groupe joue depuis près d’une demi-heure déjà. En allant y jeter un œil, je m’aperçois du fail, trio légèrement alcoolisé et de fait bancal, sûrement mal préparé, le set se termine. Entracte. C’est la Semaine du Bizarre, une petite foule s’est rassemblée près du bar où sont servis des Hot Dogs ; le melting pot des pull-overs gris-noir-rouge d’une population pop prolo propre et majoritairement blanche est intéressant à observer. Je scotche sur les personnes drunk qui essaient de faire une improvisation à quatre mains sur le piano, désaccordé.
Viens l’heure d’Heimat. La fosse est ouverte et plusieurs dizaines de personnes remuent face au duo suintant d’énergie punk. Le binôme s’accorde dans une symbiose in-ordinaire. La voix transporte des accents difficilement décelables… Quelque chose de moyen-oriental et de sibérien à la fois. Une impulsion chamanique. La fosse se laisse porter et ondule en rythme sous le son électronicopop expé sorti des machines. Belle performance, on se laisse aspirer… Au final, ça se passe de mots. Deux rappels, des smiles sur les visages, sifflets d’applause. En sortant de la salle, la chanteuse nous salue et déclare, un sourire énorme aux lèvres : « On va aller chercher des clopes – breaking news ! – pour fumer dehors, là… ».
Texte et photos : Moe Lesné
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