Caravage à Rome : amis et ennemis – Musée Jacquemart-André

Du sang, des couleurs vives, des arrière plans sombres, des personnages sales… voilà comment est souvent résumé l’art du peintre italien Caravage, lui aussi victime de nombreux clichés. Il est vrai qu’il est plus facile de cataloguer un style que l’on a peine à comprendre, utiliser les étiquettes de l’artiste fou et incompris est monnaie courante. Pourtant, Caravage est l’un des artistes qui a fait le plus couler d’encre au cours des dernières décennies, en France et à l’étranger. Ses contemporains ont également cherché à déchiffrer son art et sa vie de son vivant, mais surtout après sa mort survenue en 1610.

Il était donc temps de proposer un regard neuf sur l’artiste, ses œuvres et son époque. Un objectif : faire découvrir Caravage à travers une exposition à Paris. L’endroit choisi : le musée Jacquemart-André dans le 8ème arrondissement, un hôtel particulier du XIXème siècle abritant un musée privé depuis 1913 avec une collection permanente et deux expositions temporaires par an. Grâce aux relations que le musée entretient avec de nombreuses institutions internationales et en particulier italiennes, il a été possible de programmer cet événement consacré à Caravage.

Une exposition de peinture dans un lieu bourgeois au cœur des quartiers riches de Paris, oui c’est bien, mais comment motiver le visiteur qui doit débourser la coquette somme de 16€ par personne en plein tarif ? Que l’on soit un simple curieux ou un fin connaisseur de Caravage, on peut être freiné par le prix, surtout si on y va en famille. Pour rentabiliser le billet, nous vous conseillons de profiter de l’exposition temporaire dans un premier temps, puis de déambuler dans l’hôtel particulier pour découvrir les collections permanentes.

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Portrait de Michelangelo Merisi da Caravaggio Anonyme
vers 1600 Huile sur toile 59 x 46,5 cm
Accademia Nazionale di San Luca, Rome
Courtesy of Accademia Nazionale di San Luca, Roma

Bon alors et cette exposition, vaut-elle le coup ? et bien oui, car d’une part elle permet de découvrir le peintre et ses contemporains, et d’autre part elle met en lumière une période capitale dans la vie et l’œuvre de l’artiste. Jeune apprenti débarquant à Rome en 1592 pour continuer sa formation de peintre et trouver des soutiens financiers, il en repartira en 1606 après une bagarre ayant mal tourné, il est donc recherché pour meurtre. Comme le dit très justement la commissaire de l’exposition Francesca Cappelletti, l’artiste est arrivé à Rome en tant que Michelangelo da Merisi (de son vrai nom) et son séjour à Rome va faire de lui Caravage, l’artiste et l’homme. La capitale italienne est en effet en plein essor à cette époque : la richesse culturelle et intellectuelle de la ville associée à un contexte historique et politique tendu sont autant de sources d’inspirations pour Caravage et pour ses contemporains.

L’exposition met ainsi en lumière 10 toiles du peintre en les confrontant à celles d’artistes ayant évolué à la même époque. Si les 8 petites salles du musée ne facilitent pas la visite lorsqu’il y a foule (c’est-à-dire très souvent), elles permettent de créer une atmosphère intime et confinée : chaque salle dispose d’un thème servant de ligne directrice pour mieux comprendre l’atmosphère de l’époque, les enjeux des œuvres, les problématiques et les réflexions des artistes. Oui parce qu’on est loin d’Instagram, Facebook, Etsy et autres réjouissances du XXIème siècle : à l’époque, l’artiste n’expose pas sa vie et ses œuvres aux yeux de tous sur Internet. Il doit peindre pour vendre à des clients plus ou moins fortunés, gagner en visibilité en étant lauréat de concours, trouver des mécènes et maintenir de bonnes relations tout en veillant à conserver une bonne réputation. Tout cela en tentant d’exprimer ses émotions, sa vision de l’art et de la religion. Vaste programme ! Et quand on sait qu’à l’époque l’espérance de vie était d’environ 40 ans en Italie, il valait mieux se dépêcher de créer des chefs d’œuvre avant de passer l’arme à gauche !

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Judith décapitant Holopherne Michelangelo Merisi, dit Caravage
1598 Huile sur toile 145 x 195 cm
Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini, Rome

Et c’est justement là que Caravage se distingue de la plupart de ses contemporains : durant sa période romaine en particulier, il ne cessera d’aborder la peinture comme un moyen d’expression brut, sans filtre et passionnel. C’est d’ailleurs très bien mis en scène dans l’exposition : dès votre arrivée dans la première salle de l’exposition, vous tombez nez à nez à Judith et Holopherne, l’un des chefs d’œuvre de Caravage peint en 1598 mettant en scène un sujet biblique impliquant la veuve Judith assassinant le général assyrien Holopherne pour protéger son peuple. Bref, il s’agit d’un sujet religieux très célèbre à l’époque, généralement évoqué au théâtre. Au-delà de la finesse des traits et de la beauté des personnages (oui même celui qui se fait couper la tête, j’ai un petit faible pour lui j’avoue), Caravage surprend le spectateur par bien des aspects : déjà le choix du cadrage qui confronte le spectateur à la violence de la scène sur un plan rapproché, ensuite la dramatisation du crime avec un fond neutre et ce rideau rouge très travaillé qui fait écho au sang versé et à la violence de l’acte, ou encore la lumière mettant en évidence les muscles crispés de la victime et la détermination de Judith. La petite vieille dans le coin observe la scène et attend patiemment de mettre la tête d’Holopherne dans le sac en toile qu’elle tient dans ses mains. Ses rides et la proximité avec Judith rappellent le contraste des âges et la fragilité de toute chose. Au-delà de ses observations, on retient également l’aspect « brut » de l’acte se déroulant devant nous : nous ne sommes pas confrontés à une mise en scène très travaillée et remplie de détails ou à une photographie faisant état de la mort d’Holopherne (ce que l’on pourrait reprocher à la toile d’Orazio Gentileschi présentée dans la même salle et peinte en 1621), non nous sommes face à l’assassinat, au moment même où la vie va quitter la victime, où Judith enfonce le glaive dans la plaie. C’est là que réside la force de l’art de Caravage : impliquer le spectateur dans la scène, ce dernier pourrait limite recevoir quelques gouttes de sang sur son visage en s’approchant un peu trop près du tableau…

Pour arriver à un tel niveau, certes il y a le talent, mais aussi de nombreuses tentatives de la part de Caravage pour chercher son style et ses sujets de prédilection. La deuxième salle de l’exposition, dédiée à la musique et la nature morte, illustre bien une phase de recherche essentielle pour l’art de Caravage : dans son quotidien ou lors d’évènements organisés par des mécènes, Caravage a l’occasion de peindre plusieurs toiles incluant des natures mortes, des instruments de musique et des musiciens, à l’image du Joueur de luth présenté dans la salle. Dans cette toile, Caravage met en scène un jeune musicien à la peau laiteuse qui joue du luth. Sur la table devant lui, une partition de musique ou encore un violon. Les natures mortes incluant le vase de fleurs et les fruits complètent la toile en apportant de la couleur, de la texture et du contraste dans une toile où le fond sombre tranche avec le musicien habillé de blanc et mis en avant par la lumière. Toutefois, dommage qu’on ne puisse pas admirer dans la salle d’autres œuvres de Caravage mettant davantage en lumière la beauté des fruits et des fleurs face au temps symbole de décrépitude et de mort. Dans le Garçon à la corbeille de fruits (Galerie Borghese à Rome, peint entre 1593-1594) et la Corbeille de fruits (1597-1598, exposée à la Pinacothèque de Milan à ce jour) par exemple, Caravage travaille sur un fond neutre et un plan rapproché pour offrir aux spectateurs un objet de prime abord assez basique, une corbeille de fruits. Et pourtant, les détails de chaque élément, les textures et les défauts visibles sur les fruits ou les feuilles rendent la composition vivante, comme si on pouvait tendre la main et attraper un grain de raisin ou une figue très mûre. On retrouve ainsi l’approche originale de l’artiste de créer une composition très dynamique et sans artifice, un leitmotiv que l’on retrouvera dans nombre de ses œuvres.

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Le Joueur de luth Michelangelo Merisi, dit Caravage
1595-1596, Huile sur toile, 94 x 119 cm, 
The State Hermitage Museum, 
© The State Hermitage Museum / photo by Pavel Demidov
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Sainte Cécile et deux anges musiciens, Antiveduto Gramatica, vers 1615, huile sur toile, 91 x 120 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienna, Picture Gallery © KHM-Museumsverband

 

En effet, Caravage ne s’arrêtera pas aux corbeilles de fruits et aux scènes bibliques à l’image de Judith et Holopherne : au fil des commandes pour de riches mécènes (les fans de l’époque) et des concours pour orner les murs d’églises et autres sites très visités par les contemporains de l’époque, l’artiste va gagner en notoriété tout en étant l’objet de commérages à cause de son style de vie. Obsédé par sa volonté de faire reconnaître son talent et d’exprimer ses émotions à travers son art, il va fréquemment défrayer la chronique : cela passe notamment par le fait de privilégier des gens du peuple pour poser face à Caravage qui va peindre des sujets religieux (oui oui des prostituées ou des femmes mortes noyées sous les traits de la Vierge Marie ça peut faire désordre à l’époque…). C’est une manière pour Caravage d’intégrer les gens du peuple dans la peinture et d’accentuer l’humanité des saints. C’est d’ailleurs un élément grandement critiqué à l’époque de l’artiste mais qui sera repris au fil des années par d’autres peintres. Impliquer le croyant quel qu’il soit dans une scène religieuse facilite la compréhension du message à faire passer et accentue sa foi, les saints étant aussi faillibles dans la plupart des cas, les exemples ne manquent pas. Cela nous parait évident aujourd’hui mais à l’époque, les sujets religieux étaient peints, la plupart du temps, dans une atmosphère céleste avec des personnages parfaits, avec généralement un combo gagnant auréole + ailes dans le dos, … Avec Caravage, les personnages religieux sont humanisés, dénués de cette perfection. Il faut bien comprendre que le peintre n’était pas un athée super rebelle qui voulait choquer à tous les coups : il avait sa propre vision de la religion et offrait un regard plus humain en peignant des scènes religieuses. Un exemple parlant : avec La Mort de la Vierge peinte en 1605-1606 et exposée au Louvre, le peintre aurait utilisé le cadavre d’une femme noyée et enceinte pour représenter la sainte… Sacrilège me direz-vous ? Forcément, on est loin des fanfreluches et des petites étoiles que l’on mettait en scène à l’époque (voir par exemple la Mort de la Vierge de Carlo Saraceni peinte en 1610) : avec Caravage on est dans le vrai, dans l’horreur face à la mort d’un être cher, à un corps abîmé qui va se dégrader peu à peu. C’est ça la réalité de la vie pour Caravage, la fugacité des choses, le temps qui passe trop vite, et c’est cela qu’il utilise pour composer ses œuvres. Ces éléments ne sont pas des détails, ils sont au centre de ses toiles, et plus largement de sa vision de la vie. Ce qui n’aura pas toujours de conséquences joyeuses pour l’artiste. Entre les rixes avec ses contemporains, les commandes à honorer, les dettes de jeux et le caractère bien trempé de Caravage, ce qui devait arriver arriva comme on dit : Caravage est accusé de meurtre lors d’une dispute qui aurait mal tournée et il est activement recherché, il choisit de quitter précipitamment Rome en mai 1606.

Il trouvera refuge dans les environs de Rome, puis il ira à Naples, à Malte (où il sera fait Chevalier de l’Ordre puis destitué quelques mois après), à Syracuse, Messine et Palerme. Malgré le soutien d’amis et de mécènes, Caravage aura très mal vécu sa fuite de Rome : il ne cessera de chercher des moyens d’être gracié par le Pape pour retourner à Rome. Une des œuvres présentées dans dernière salle de l’exposition illustre bien les tourments : il s’agit du Souper à Emmaüs peint en 1606 après le départ de Rome de Caravage. Cette scène biblique est traitée en toute simplicité, avec des tons atténués et une ambiance axée sur la méditation, l’humilité des hommes et du saint est mise en avant (vous noterez l’absence d’auréole au passage et le fait qu’il soit assis à la même table que les paysans). Vous l’aurez compris, cette œuvre illustre bien l’implication de l’artiste dans son art et l’évolution de son style au fil de sa vie mouvementée. Cela a permis à Caravage d’approfondir certains aspects de sa peinture qui lui sont propres, comme par exemple le traitement de la lumière : dans le traitement évoqué notamment, on note un approfondissement prononcé des jeux de lumières et d’ombres. Dans la même salle de l’exposition, deux Madeleine en extase mettent aussi en évidence la solitude de l’artiste, sa douleur et son repentir face à sa condamnation par Rome, mais aussi un traitement de la lumière et des ombres très tranché.

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Le Souper à Emmaüs Michelangelo Merisi, dit Caravage
1605-1606, Huile sur toile 141 x 175 x 3,2 cm, 
Pinacoteca di Brera, Milano 
© Pinacoteca di Brera

Malgré ses tentatives, Caravage ne retournera jamais à Rome. Il quittera la Sicile en bateau en juillet 1610 pour rentrer la cité papale. Mais ses traces se perdent et le mystère de sa mort a longtemps plané : assassinat ? noyade ? maladie ? La réponse a été tranchée au cours des dernières années : le nom du peintre a été retrouvé dans un registre d’un hôpital de Porto Ercole près de Rome où il aurait succombé de septicémie probablement. Il a ainsi été enterré dans la fosse commune de l’hôpital, on comprend mieux pourquoi il a été aussi difficile de retrouver ses traces…

Bref, cette exposition est très intéressante à découvrir aussi bien pour les novices que pour les férus de Caravage. C’est la raison pour laquelle je n’évoque pas toutes les œuvres présentées à Paris actuellement, autant laisser planer le mystère ! Si je devais résumer, je dirais que voir les œuvres de Caravage confrontées à celles d’autres artistes contemporains met encore plus en lumière le talent de cet artiste, aussi bien à ses débuts qu’à la fin de sa carrière. Homme, femme, enfant ou même pomme ou figue, chaque élément est imaginé et représenté avec une approche authentique, pure et brute à la fois.

Dernière petite chose avant votre visite : l’exposition est introduite par des vidéos sur l’histoire de Caravage et des critiques de peintures en partie présentes dans l’exposition. Si certains visiteurs peuvent être intéressés par ces vidéos, je trouve pour ma part qu’elles desservent l’exposition. Sans âme et assez scolaire, les vidéos reprennent la vie de l’artiste en citant les principaux clichés qui collent à la peau de Caravage. Rien de pire pour décourager ceux qui avaient décidé de visiter cette exposition à la recherche d’une approche plus simple et dynamique que dans la plupart des expositions. Et c’est d’autant plus navrant que l’exposition a vraiment été pensée dans ce sens et que le pari est réussi, dommage que ces vidéos discréditent en partie l’approche de l’exposition. Ces vidéos peuvent même créer la confusion des visiteurs : avec une durée de plus de 8 à 10 minutes par vidéo, les visiteurs peuvent être un peu perdus face à autant d’informations communiquées d’un coup. De ce fait, à l’arrivée dans l’exposition, je pense qu’ils ont moins l’esprit ouvert et préparé pour aborder les œuvres, d’autant que dans la première salle on commence fort avec Judith et Holopherne ! Une vidéo de 5 minutes maximum pour rappeler le contexte de l’exposition et les dates marquantes de la vie de l’artiste aurait été plus utile à mon sens.

Depuis l’inauguration de l’exposition en septembre, de nombreux visiteurs ont déjà passé les portes de l’exposition. On vous conseille donc de réserver sur le site du musée ou de partenaires pour garantir de bonnes conditions de visite. Bonne découverte !

Caravage à Rome, amis & ennemis
Du 21 septembre 2018 au 28 janvier 2019. Le musée est ouvert tous les jours de 10h à 18h. Nocturne le lundi jusqu’à 20h30.
Réservation et infos pratiques sur le site du musée.
Texte : Aurélie M.

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