
Japonismes partout, Japonismes tout le temps. Même en m’écartant des grosses machines culturelles, Japonismes me rattrape dans ma fuite. Pas complètement contre mon grès, je me dois de l’admettre. L’énième tentacule de Japonismes qui s’est enroulée autour de moi pour m’attirer de nouveau porte le doux nom de Musubi, un terme issu de la tradition shintoïste.
Comme beaucoup de concepts shintoïstes, sa définition n’est pas facilement appréhendable pour nos cerveaux européens accoutumés à la dualité et aux pôles bien distincts et imperméables. Musubi est un mouvement, un mouvement qui unit, qui relie les instances – a priori contraires – de notre monde, dans une idée d’interdépendance, de porosité.
Une sémantique riche, dense, qui promet une problématisation curieuse et complexe, loin d’un système machinal d’opposition rudimentaire.
Quelques mots peut-être sur la galerie Da End, située d’ailleurs pile en face d’un géant parisien ; La Monnaie de Paris. Le seul nom de « galerie » a du faire parcourir un frisson glacial le long du bulbe rachidien de certains d’entre vous, des images mentales déplaisantes se succèdent ; quartier aisé, white cube, personnel de galerie méprisant et méprisable, œuvres inaccessibles en tout point… Da End saura vous réconcilier avec le monstre-galerie. Da End se pense comme un cabinet de curiosité (une identité portée en étendard par les galeristes eux-mêmes) et offre une atmosphère visuelle feutrée et précieuse, loin des traumatiques murs blancs associés à de l’éclairage de supermarché. L’espace n’est pas très grand mais propose un parcours agréablement sinueux, et même perché en mezzanine. Da End donne l’impression d’un obscur et étrange microcosme, à des années lumières de la sobriété effacée, aujourd’hui de mise, dans les scénographies contemporaines. Ici, les principes d’agencement et de lumière semblent être tirés de l’Eloge de l’ombre de Tanizaki, et religieusement appliqués. Quant à Japonismes donc… on devine très vite que la galerie n’en est pas à son coup d’essai (en témoignent d’ailleurs Nipponismes, Mujô-Kan et Ankoku, précédentes expositions consacrées à la création contemporaine japonaise)
Entrons donc sans plus tarder dans les nœuds de Musubi, dont le fil rouge s’établit clairement, et même physiquement dans les œuvres, celle de Rica Arai, d’ailleurs maître d’Ikebana (art floral japonais, maîtrise de la composition des bouquets, un détail qui prend tout son sens dans la portée de son travail) synthétise presque à elle seule la tension qu’englobe le concept Musubi, ainsi que celle qui traverse toute la production artistique japonaise ; la question du traditionalisme esthétique, artisanal et de son actualisation dans la création contemporaine. Ce fil rouge cours littéralement sur les murs adjacents, traversant les photographies de shibari du célébrissime Daido Moriyama, que l’on ne présente plus et qui pourtant – et très agréablement – n’est pas présenté en ultime vedette de cette exposition puisqu’il est discrètement placé dans le dos du visiteur. Le fil rouge court aussi fièrement sur la constellation de tirages photographiques de Satoshi Saikusa.
Lors d’une visite une œuvre happe toujours votre œil, sans raison intelligible ni plastique. Une œuvre qui ne correspond en rien – ou presque – à vos inclinations esthétiques habituelles. Ou plutôt, ce que vous croyez en connaître. Ce fut le cas de la peinture sur bois de Mitsuru Tateishi, qui a produit sur moi un effet similaire aux études monochromatiques de Rothko, qui plus que des questions de monochrome, sont des questions de couleurs organiques, de tâches. Des préoccupations formelles dont je crois toujours me détacher mais qui me rappellent systématiquement. La peinture de Tateishi est un jeu, un plaisir matiériste par lequel l’artiste voit la couleur attirée ou rejetée par le liant, où la tâche, la coulure, procède d’elle-même. Cette forme de nacre sur fond noir suffit à ravir l’œil et à rappeler la palette du pavillon japonais, mais je crois que je n’ai pu m’empêcher une tendance à la figuration et j’ai vu dans cette œuvre quelque chose de plus abyssal, de plus inquiétant mais aussi de plus attirant que le seul jeu de couleur hasardeux. Une forme courbée, bossue et spectrale qui fait de ce tableau aussi bien un fier témoin de cette passion toute japonaise pour les encres, et aussi bien une pièce que j’aurais parfaitement vue intégrée à l’exposition Enfers et Fantômes d’Asie qui s’est tenue quelques mois plus tôt au Musée du quai Branly.
Je pourrais divaguer longuement sur chacune des œuvres présentées, mais je vous ôterais du même coup le plaisir de les découvrir. Je me permettrais peut être encore une ligne sur le Shunga (« images de printemps », gravures érotiques) de Toshio Saeki, qui lui aussi ré-actualise les codes traditionnels en montrant bien à quel point ces codes peuvent être réemployés, détournés, voire même tordus. A quel point l’amour du Japon pour ses traditions artisanales et le fait de perpétuer leur usage ne s’enferment pas dans un silence complaisant et sans revendication aucune. Une œuvre qui a elle aussi su joué sur la corde (sensible chez moi) de l’étrange, du fantastique et du noir d’encre.
Je ne peux que vous conseiller un détour par les alcôves tamisées de la galerie Da End, pour son espace et sa scénographie sobre et efficace, mais aussi pour sa pertinence rare dans le cadre de la saison culturelle Japonismes 2018.
Musubi se visite (en entrée libre) jusqu’au 15 novembre, et s’accompagne ponctuellement de performances et d’événements.
Photographies : Galerie Da End
Texte : Claire L.
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