Detachment – Tony Kaye

Adrien Brody in Tony Kaye's DETACHMENT.

S’il y’a bien une période marquante dans l’année et commune à chacun d’entre nous, ce sont ces quelques jours début septembre qui officialisent en quelque sorte la fin de l’été : fin des congés estivaux pour les actifs, examens de rattrapage pour les étudiants ou entrée dans la vie professionnelle pour les jeunes diplômés, rentrée des classes pour les jeunes de 3 à 18 ans. La roue de la vie qui fait un tour de plus. Bien que l’on y porte véritablement de moins en moins d’attention au fil des ans, cette période reste un marqueur qui, à un moment ou un autre, a pu tout faire basculer dans nos vies. Detachment, sorti en 2012, ressemble un peu à cette période. Non pas simplement parce qu’il raconte le quotidien d’un professeur remplaçant dans un lycée difficile de l’état de New York — l’analogie était facile – mais surtout parce que de l’étude du cheminement du personnage, le réalisateur Tony Kaye extirpe un matériau beaucoup plus ample pour dresser à la fois un constat de l’effondrement d’un système et de la capacité de chacun d’entre nous, toute notre vie durant, à s’agripper à la vie et résister à la tentation de lâcher prise, de nous détacher.


Tony Kaye est une énigme. Dessinateur, musicien, poète, le réalisateur britannique a principalement réalisé des pubs et des vidéo-clips avant de lâcher la bombe American History X en 1998. Devenu film culte, à la fois par le ton doublement cru et mélancolique de l’écriture et le casting exceptionnel (les prestations des deux Edward, Norton et Furlong, resteront dans toutes les mémoires des spectateurs) ce film n’a pourtant jamais offert à Kaye la reconnaissance qu’il méritait auprès du grand public. Est-ce la raison pour laquelle le réalisateur s’est employé à dresser cette carapace d’ours excentrique et barbu face aux critiques et d’enfiler la casquette de documentariste pendant les 15 années suivantes ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’en 2012, le réalisateur n’avait rien perdu de son brio stylistique et que son nouvel opus fut la confirmation d’une vision de l’existence aussi rare qu’atypique dans le paysage cinématographique mondial.

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Fortement documenté (le scénariste Carl Lund a lui-même travaillé dans l’enseignement), le film s’attache à montrer le quotidien semé de doutes, de batailles, de drames et de désillusions, mais aussi de petites lueurs d’espoir, que comptent les existences qui gravitent dans un lycée “difficile”. Est-ce là aussi le casting ébouriffant (Adrian Brody, James Caan, Marcia Gay Harden, Tim Blake Nelson, Bryan Cranston, Christina Hendricks) ou cette écriture si particulière, si dense et structurée qui donne au sujet toute son universalité ? La combinaison des deux sans aucun doute, les uns donnant chair par leurs jeux d’acteurs et d’actrices à une palette d’émotions qu’on trouve assemblées chez tout être humain à différents degrés, et cette écriture qui fonctionne par cercles concentriques, donnant ainsi le recul nécessaire au spectateur pour envisager l’ensemble de la situation et établir sa propre perspective.

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Le montage réalisé par Tony Kaye, en collaboration avec Peter Goddard, est en soi un véritable joyau, sublimant le scénario par cet art d’imbriquer lentement, mais méthodiquement, différents points de vue, en apparence dissociés, pour les faire coïncider, faire écho les uns aux autres, parfois même se mélanger, jusqu’à donner un panorama vaste, tellement vaste qu’on en finit par oublier la localisation spatiale et temporelle du lycée et des sujets attendus. Aux dires du réalisateur (étant britannique et non nord-américain), le sujet du film n’est pas tant une documentation sur la faillite du système scolaire public américain qu’un profond questionnement à caractère existentialiste sur le choix déterminant entre l’affection et le désintéressement face à la vie. Qu’on le veuille ou non, qu’on soit pleinement passionné ou qu’on fasse montre d’une indifférence tiède, la vie est une lutte incessante et chacun se construit une armure pour l’affronter. Dépassant ainsi le tropisme attendu de l’angoisse adolescente, le séquençage montre les trajectoires sociales et intérieures de divers protagonistes, dévoilant les subterfuges que chacun emploie pour encaisser la rudesse de la réalité à différents âges.

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En termes de mise en scène, Tony Kaye utilise plusieurs dispositifs visuels pour montrer la diversité des points de vue. Ainsi, pour le personnage central (Adrian Brody sidérant en titan de porcelaine), le continuum de sa personnalité est perçu via trois prismes qui se succèdent au long du récit : une séquence d’entretien après les faits racontés, des flashbacks sur son enfance (marquée par un ou plusieurs traumatismes), et son quotidien personnel et professionnel, fil conducteur de l’évolution du personnage, forcé dans ses interactions avec autrui à faire face à ses démons intérieurs. Et de passer, ainsi que s’intitule le film, du détachement, simple bouée précaire à un non-attachement, certes encore affublé du préfixe négatif, mais montrant la nécessaire prise en compte de l’autre. Henry, professeur de littérature, assure un remplacement dans un lycée. Le lycée : son lot habituel de violence, de familles dysfonctionnelles, de collègues en burn-out. La brutalité sèche du monde semble pourtant ne pas l’atteindre, lui affichant une insensibilité empreinte de mélancolie. Lorsque deux jeunes filles (l’une élève de sa classe, hypersensible et mal dans sa peau et l’autre, en rupture de scolarité et prostituée de rue) entrent dans sa vie, tout son schéma de pensée se trouve remis en question, donnant à sa propre existence une perspective inattendue. À ce descriptif en forme de triptyque du personnage central, viennent s’ajouter des scènes plus documentaires. Et même si, d’une certaine manière, elles ne sont juste là que pour ancrer le récit dans un espace visuel facilement reconnaissable par tous, elles montrent la porosité inéluctable de nos identités à l’influence de notre environnement, les discours des profs et les parcours des élèves se répondant comme autant de stratagèmes pour les uns, comme autant de faux-semblants pour les autres, au final comme autant de miroirs se reflétant les uns dans les autres à l’infini.

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Une scène pourrait à elle seule donner un aperçu du propos du film. Loin de moi l’idée de réduire ce film majestueux à une seule séquence, mais elle reste à mes yeux un condensé particulièrement évocateur aussi bien de la mise en scène que de l’écriture de Tony Kaye. Henry expose aux élèves 1984, l’œuvre de George Orwell en évoquant la double pensée, ce travers bien humain de croire délibérément aux mensonges tout en sachant qu’ils sont faux. Tous les outils stylistiques sont là : d’abord la caméra, personnage à part entière, à laquelle s’adresse Henry comme s’il s’adressait à tout le monde et à personne en particulier pour se préserver lui-même, Kaye insistant sur l’ambivalence du personnage d’Henry, à la fois sûr de son statut de mentor et démuni intérieurement face à ses angoisses ; l’utilisation du champ-contrechamp entre Henry et Meredith, la jeune fille mal dans sa peau, qui cadre leurs visages respectifs sur les propos d’Henry pour offrir un éclairage de leur relation personnelle, laissant comprendre que la jeune femme éprouve de l’amour à l’égard de son professeur ; enfin, cette écriture incisive, empreinte de préoccupations sociales (déjà à l’œuvre dans American History X) lorsque les propos d’Henry-professeur laissent la place à Henry-être humain qui exhorte ses élèves à combattre “l’holocauste commerciale”, tous ces diktats de la société moderne détruisant le libre-arbitre voire la vie même, et les encourage à combattre cet avilissement, cette “assimilation de la fadeur” par la construction d’un système de pensée propre, la défense d’un système de valeurs par la stimulation de notre imagination, par la culture, par la lecture, par la pensée.
Pour un seul et ultime but : la survie de notre esprit.

Sorti le 1er février 2012

Réalisation : Tony Kaye
Scénario : Carl Lund

Avec :
Adrien Brody : Henry Barthes
Sami Gayle : Erica
Betty Kaye : Meredith
Marcia Gay Harden : Carol Dearden
James Caan : Charles Seaboldt
Christina Hendricks : Sarah Madison
Lucy Liu : Doris Parker
Blythe Danner : Mme Perkins
Tim Blake Nelson : M. Wiatt
William Petersen : M. « Sarge » Kepler
Bryan Cranston : M. Dearden

Texte : Jimmy Kowalski

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