
Peut-être lecteur, te voilà bien surpris ! Peut-être pensais-tu que The Unchained n’était pas du genre à trainer ses guêtres à la Fondation Louis Vuitton. Un peu de logique, ma bonne dame ! Comment rentrer dans une institution tenue par LVMH sans faire faillir les restes de la lycéenne anarchiste que tu étais ? Peut être, ma bonne dame, que voter Mélenchon et courir chez Vuitton cristallise en réalité toute l’identité de l’intelligentsia parisienne… Un très estimé ami, qui comme moi, enchaîne les expositions de façon frénétique, alors de passage à Paris, m’a récemment fait un discours flamboyant, une ode passionnée à ladite fondation et à l’exposition qui s’y tient en ce moment, de telle sorte que je n’ai pas eu d’autre choix que de gratter le «A» encerclé fièrement tracé au blanco sur mon Eastpack (tout ceci est faux, j’ai grandi mesdames messieurs, j’ai passé ma phase lycéenne mais je suis incapable de me sevrer d’une addiction bien vive pour les hyperboles et les métaphores filées qui alourdissent considérablement ce récit) et de me rendre de ce pas à l’autre bout de la ville pour m’assurer du bien fondé des propos de mon ami.
Du 11 avril au 27 août, se tient l’exposition Au diapason du monde, dans laquelle est inclus un parcours uniquement dédié à l’artiste Takashi Murakami. Double découverte pour moi il faut dire, en plus de poser mon regard nu et neuf (faux) sur une nouvelle exposition, je découvrais également le bâtiment imaginé par Frank Gehry. N’en déplaise aux réactionnaires de l’architecture qui ne jurent que par les chalets en bois et un retour au traditionnel, j’ai été plutôt fascinée par le bâtiment. Non pas que cette architecture ait provoqué en moi un vif plaisir esthétique type par-tous-les-diables-que-de-beauté-je-souhaite-acheter-cette-modeste-demeure-pour-m’y-établir, mais plutôt parce que, de façon assez surprenante, elle a réussi à satisfaire mon amour pour le paradoxe : des dimensions dantesques, des matériaux lourds, bruts, une structure massive et immuable et pourtant une impression aérienne, transparente, mobile… Autant que de la satisfaction, je ressentais en même temps une certaine appréhension quant à l’exposition qui y serait présentée ; un bâtiment avec du caractère peut largement éclipser les pièces présentées, c’est arrivé bien des fois dans l’histoire de la scénographie.
Assez de digressions sur ces modestes (encore faux) locaux, l’exposition Au diapason du monde se déploie sur plusieurs galeries, regroupées de façon thématique formant des parcours délimités. Le parcours A, dédié à l’artiste Takashi Murakami, et le parcours B L’Homme dans l’univers du vivant, divisé en trois sous-parcours : “Irradiances”, “Là, infiniment” et “L’Homme qui chavire”. Une organisation qui a paru tout sauf manifeste et intuitive à mon sens de l’orientation de palourde, puisque j’ai tout bonnement commencé par le milieu du parcours B. Enfin, d’après la dame, les parcours se comprennent aussi bien indépendamment que les uns à la suite des autres… Pourquoi s’embêter d’une telle cartographie dans ce cas, je vous le demande ?! Bref, après avoir râlé sur l’incompréhensible topologie de ces lieux, je me permettrais de tergiverser sur le propos même de l’exposition. “Au diapason du monde”, “L’Homme dans l’univers du vivant”, des intitulés qui déjà sonnent comme des titres de chapitres de SVT aux oreilles de la lycéenne anarchiste susmentionnée (encore elle, oui. C’est comme ça qu’on fait une métaphore filée, mes bien chers frères), mais au delà de cette indélicate madeleine de Proust, je suis passablement gênée par le côté fourre-tout de ce type de problématisation. Un axe défendu comme un questionnement actuel sur la place de l’homme dans le monde qu’il habite, sa relation à son environnement, les possibles connexions ou points de rupture entre l’homme et son état de nature (tant et si bien qu’il ait un jour existé une telle chose).
Quoi qu’il en soit, un questionnement non pas sans intérêt, mais galvaudé à un tel point qu’il est vidé de toute sa substance et de toute sa capacité problématisante. Aucun argumentaire nouveau, ni même soutenu ou manifeste n’émerge de cette exposition, et je me lasse facilement de ce type de thématique que l’on ressort de sa boîte à malice parce que la question de l’être moderne (d’ailleurs abordée dans la précédente exposition de la fondation Louis Vuitton sur le MoMA) revient sur le devant de la scène. L’avantage d’un questionnement aussi peu précisé, il faut bien le reconnaître, c’est la marge de manœuvre disponible quant à la sélection des œuvres. Une marge conséquente, qui peut être un énorme avantage, comme un nouvel appel à la tiédeur (je prends le cas d’Yves Klein, ou Giacometti, par exemple, dont l’emploi des œuvres finit par ressembler de très près à du suremploi, loin d’être toujours légitime en regard de la thématique abordée…).
Maintenant que j’ai vidangé tout le venin qui pouvait se cacher au chaud dans les glandes de mes crochets de serpent, je peux aborder les quelques œuvres qui m’ont retenue. Je ferai mention de ces œuvres sans respecter leur placement dans le parcours prévu puisque, de toute évidence, je n’y ai absolument rien compris. Je les classerai alors par ordre d’intensité esthétique, un critère bien fumeux, puisqu’il ne vaudra que pour ma petite pomme. Mais passons. Quelle ne fut pas ma joie quand j’ai reconnu de loin La Ballade de Trotski de Maurizio Cattelan, un cheval naturalisé suspendu au plafond (pas vegan, j’en conviens…) ainsi que Spermini, littéralement répandu (vous noterez la douceur de ce sous-entendu scabreux) sur le mur blanc de la galerie. Maurizio Cattelan était pour moi une sorte de maître quand j’ai commencé à étudier ses œuvres, je me suis amourachée de cet “idiot du village”, en réalité bien conscient de lui-même et des rouages du monde de l’art dans lequel il exerce. Sans jamais s’exclure des drôles de mondanités de l’art contemporain, il sait en tordre les lois pour en être la vedette sans jamais en être la victime. Je dois avouer que, plus que les œuvres en elles-mêmes, c’est la figure de Cattelan que j’étais trop heureuse de voir à la fondation Louis Vuitton, lui qui est peut-être le dernier des artistes connu et même sur-connu qui conserve son rôle de bouffon insaisissable. Le dernier des subversifs chez les starlettes du contemporain en somme. Si je devais définir Maurizio Cattelan à quelqu’un qui ne le connaît pas et qui n’a jamais entendu parler de son travail ? Cattelan est le troll du monde de l’art, le roi des trolls mêmes. Connu pour ses reproductions hyper-réalistes d’un enfant Hitler agenouillé en position de prière (HIM) ou encore pour son Pape Jean Paul II écrasé par une météorite (La Nonna Ora), sans oublier son énorme doigt d’honneur en marbre devant la bourse de Milan (L.O.V.E.), en voilà un qui réconcilierait les plus farouches d’entre vous avec l’art contemporain.
La seconde œuvre qui m’a retenue est la vidéo de Phillipe Parreno. Titrée Anywhen, cette vidéo se concentre sur les fonds marins, avec de nombreux plans montrant un poulpe bioluminescent capable d’adapter la couleur de sa peau à celle de son environnement. Le film s’accompagne d’une lecture inspirée d’un texte de James Joyce, déclamé par une voix féminine, entre le murmure et la voix de gorge. Un pièce que je ne pourrais pas vous convaincre d’apprécier, que vous l’ayez vue ou non, mais qui m’a maintenue dans un état de flottement amniotique loin d’être désagréable (la faute au poulpe et à l’environnement marin, je suppose), loin de toute intellectualisation. Même si la cervelle n’a pas pu s’empêcher de reprendre le dessus pour y voir une référence – non citée par l’artiste, mais qui me semble pertinente – aux écrit de Donna Haraway sur le transhumanisme.
Troisième pièce qui mérite, je crois, toute votre attention, la vidéo de Pierre Huygues, Untitled (Human Masks), présentée pour la toute première fois en France lors de cette exposition. On y voit un singe portant un masque Nô (théâtre japonais) déambuler dans un restaurant déserté dans les environs de Fukushima. J’ai personnellement horreur de regarder le cartel d’une œuvre avant de l’avoir vue. En omettant volontairement cette étape, je m’autorise à découvrir pleinement l’œuvre, sans explication, si infime soit-elle (le titre suffit parfois à lever un voile qu’il est en réalité bon de conserver). Ainsi, j’ai passé un bon moment à me demander ce que j’étais en train de regarder. Un enfant déguisé ? Un acteur ? Un animal masqué ? Je n’en avais pas la moindre idée, et en effet, ça n’avait que peu d’importance, bien que j’ai passé un temps considérable à essayer de démêler la gestuelle de ce petit personnage, incapable de rester là sans essayer de lui donner un sens… Ce qui prime, c’est ce sentiment d’étrangeté, de fragilité. La vulnérabilité de cette créature perdue, qui essaie de retrouver des repères dans un environnement impersonnel et hostile, plus effrayant que stabilisant, cette palette de couleurs ternes, cette atmosphère qui sent la moisissure et l’abandon… Des plans, des couleurs et une approche qui, étonnament, aurait fait un très bon clip pour Gojira. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’excellent titre “Low Lands” et son non moins excellent clip vidéo. Une imagerie sombre et énigmatique qui vous laissera peut-être perplexe mais certainement pas insensible.
Dernière pièce, la plus intense à mon sens, la vidéo de Cyprien Gaillard, Nightlife. Une expérience immersive nous dit-on dans l’oreillette, à grand renfort de salle plongée dans le noir et de lunette 3D. J’ai tendance à m’agacer de ce genre d’appareillage, qui sont souvent une façon ludique de compléter une œuvre éminemment chiante, de la même façon que l’on prendrait la défense d’un film franchement mauvais, parce qu’il y a « de bons effets spéciaux ». Je n’ai eu qu’à ranger ma réticence. Nightlife est une des meilleures œuvres de vidéaste contemporain que j’ai vu ces dernières années. Une bande son lancinante répète sans discontinuer « I was born a looser » (extrait d’une chanson d’Alton Ellis), accompagnant des plans de végétaux, d’arabesques de branches dansant langoureusement au gré d’un vent surnaturel pour finir sur une sorte de feu d’artifice éjaculatoire. Parce que oui, disons les chose clairement, c’est une des vidéos les plus sensuelles que j’ai pu voir. Pas un bout de chair et pourtant, essayez donc de vous retenir de courir vers l’écran pour vous intégrer à cette parade nuptiale inappréhendable. C’est beau, c’est doux, c’est charnel, c’est drôle, ça sent la petite mort, ça réveillera votre Poison Ivy intérieure et vous aurez envie d’un érable japonais dans votre 20m carré.
Douce transition que l’érable japonais pour introduire le parcours A, dédié à Takashi Murakami. J’aimerai pouvoir m’en tirer sans mentionner cette partie de l’exposition, mais ce serait très certainement de la mauvaise foi de ma part. Luttant contre cette mauvaise habitude, je vous en toucherai donc quelques mots. L’esthétique japonaise ne cesse de fasciner le monde de l’art français (comme en témoigne le cycle Japonisme 2018 d’ailleurs, qui se tient alors que nous taillons la bavette ensemble). La fondation Louis Vuitton expose ici un artiste qui verse très clairement dans la pop culture, ce qui est loin d’être un mal en soi, mais j’ai encore une fois l’impression que l’on sort de son petit tiroir un artiste japonais qui va correspondre aux attentes d’exotisme françaises. A savoir, de la couleur criarde à en vomir, du kawaï dans tous les sens, parfois couplé à des codes graphiques traditionnels pour donner l’illusion d’une supposée authenticité… Des œuvres qui, si elles coupent le souffle, le font par leur dimension monumentale et leur tendance à l’obsession plus que par la qualité réelle de la production, sans parler d’un quelconque questionnement sur l’esthétique japonaise contemporaine et des problématiques propres à cette civilisation qui fascine tant l’occidental en goguette.
Au diapason du monde, comme beaucoup d’expositions, est donc un savant mélange de quelques très belles pièces, d’artistes en vogue, de classiques connus, reconnus et parfois éculés, et d’une certaine tiédeur peu aventurière…
Photographies – ADAGP/Service Presse Fondation Louis Vuitton
Texte : Claire L.
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