BÀOXUĚ JIĀNG ZHÌ (UNE PLUIE SANS FIN) – DONG YUE

La Chine. Un pays tout en superlatifs. Un nom entaché de catastrophisme du point de vue occidental. Citée souvent comme le berceau de la civilisation, la Chine, avec les tourments qu’elle a connu durant la majeure partie du vingtième siècle, est cependant considérée par beaucoup comme l’épicentre de nombreux fléaux, qu’ils soient écologiques, sociaux ou économiques. Avec la rétrocession de Hong-Kong en 1997, l’incursion du titan chinois dans le libéralisme s’est accéléré et a complètement modifié la donne socio-économique. Avec cette fracture grandissante entre riches et pauvres, nombre de chinois-es vivent depuis sous… une pluie sans fin.


Sur l’affiche du premier long-métrage de Dong Yue, on nous dit qu’il se situe à mi-chemin de Se7en de David Fincher d’une part et Memories of Murder de Bong Joon-Ho d’autre part. Autant vous prévenir tout de suite, c’est encore un magnifique raccourci pour appâter le chaland pendant les vacances. Si l’on devait chercher UN seul dénominateur commun à ces trois films, il ne serait pas non plus nécessaire d’avoir fait la FEMIS pour comprendre qu’il s’agit de la pluie. Alors, bien sûr, les trois sont des thrillers psychologiques traitant de l’enquête sur un tueur en série. Mais ce serait faire injure aux trois réalisateurs de cantonner leurs films respectifs à une simple intrigue où tous les protagonistes risquent une pneumonie. Chacun d’eux, par leurs spécificités propres, ajoutent chacun à leur manière quelque chose de plus vaste, et sans doute de plus effrayant que le simple whodunnit.

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Dans le film de Dong Yue, le temps semble figé, comme si cette pluie incessante avait fait rouiller les engrenages des horloges. Jour et nuit se dupliquent inlassablement, et les sempiternelles intempéries forcent les êtres à courber le dos, réduits à la simple forme humanoïde de leurs imperméables. Vision toute allégorique de l’Enfer sur terre, les images dantesques de l’aciérie qui avale chaque matin les centaines d’ouvriers anonymes derrière ses grilles-mâchoires et recrache des gerbes de métal en fusion de ses tuyaux-organes donne à l’ensemble du film une envergure qui dépasse largement le cadre normé du film policier. Léviathan moderne dévorant les gens, l’usine métallurgique est le personnage central du film, chaque protagoniste n’étant qu’une séquelle parmi d’autres des agissements du mastodonte électrique. Dans ce monde déjà effrayant, plusieurs cadavres de femme sont retrouvées mortes, assassinées selon le même mode opératoire. Considérant que la police n’avance pas assez vite, Yu Guowei, jeune chef de la sécurité de l’usine, se met à enquêter.

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Autre spécificité du film, une certaine forme d’humour dont use Dong Yue pour caractériser le jeune homme : à la fois insupportable arriviste moqué par ses pairs, ignoré par son supérieur et limier amateur et opiniâtre vénéré par son adjoint, Yu est un personnage de film muet. Avec une gestuelle surjouée et pour autant ultra précise, l’acteur Duan Yihong donne le ton à chaque scène, emportant dans son sillage enthousiasme, mélancolie, colère ou abattement. Après une scène de poursuite dans les entrailles de l’usine avec le supposé meurtrier – qui, effectivement, n’est pas sans rappeler la scène de poursuite dans Se7en avec sa mise en scène ultra graphique – l’enquête prend une tournure obsessionnelle pour Yu. Comme si pour lui autant que pour les potentielles victimes, le dénouement n’était plus qu’une question de nécessité. Se battre ou mourir ici. Car, derrière cette enquête, c’est un enjeu à l’échelle de toute une communauté, de tout un pays. Pour Dong Yue, la transition de la Chine vers l’économie libérale s’est faite avec une violence inouïe, jetant dans la précarité des milliers de personnes employées par les anciennes usines d’État désormais obsolètes. Le tueur, dont on ne verra jamais le visage, est tout à la fois le fruit de son environnement, l’incarnation du mal économique et sa délivrance, sorte d’ange exterminateur qui ôte la vie mais fait cesser l’asservissement sous des conditions de travail inhumaines.

Duan Yihong (Yu Guowei)

Avec une photographie aux teintes monochromes vertes et grises, une bande-son aux accents ambient/indus qui donne au film une ambiance particulièrement éprouvante, Dong Yue offre au spectateur une vision sombre de la Chine moderne où les rares échappatoires sont fugaces et dérisoires. Observateur de son temps, le réalisateur, à l’instar de son homologue Jia Zhang-Khe avec le chef d’œuvre Touch of Sin, malaxe donc avec grande maîtrise le film de genre policier pour livrer une vision lucide et consternée de l’étendue des dégâts. Qui fait se rappeler la Divine Comédie de Dante et la célèbre épitaphe au seuil du dernier cercle des Enfers sous la ville de Jérusalem :
« Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » (« Laissez toute espérance, vous qui entrez »).

Sortie le 25 juillet 2018

Réalisation et scénario : Dong Yue

Avec :
Duan Yihong : Yu Guowei
Jiang Yiyan : Yanzi
Yuan Du : l’officier Zhang
Zheng Chuyi : l’officier Li
Zheng Wei : Liu

Texte : Jimmy Kowalski

 

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