
« La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde… » a dit Godard. Malgré toute la vivacité intemporelle qu’on peut accorder à ce brillant aphorisme de l’Helvète grognon, le cinéma, ce n’est pas qu’une fabrique d’image en mouvement. C’est aussi, depuis l’avènement du cinéma parlant, la captation et la combinaison du son et de l’image. Avec The Guilty, premier long métrage du danois Gustav Möller, on en a la démonstration la plus convaincante, et l’assurance, une fois de plus, que le cinéma peut être une formidable machine à penser et interpréter le réel.
Un soir dans un central d’appels d’urgence. Un homme en proie au doute et à la fatigue. Un appel au secours qui va bouleverser ses convictions. Le scénario du jeune prodige (Möller est né en 1988 !) n’a pourtant rien de révolutionnaire sur le papier. Ce qui fait la différence ici est le dispositif particulièrement ingénieux mis en place : filmé en temps réel, monté avec une dizaine de cadrages tout au plus répétés en boucle, le récit ne sortira pas de cette salle froide, simple appareil d’État pour assurer le bien-être de ses citoyens, dans laquelle une petite équipe de fonctionnaires de police reçoit les appels de détresse. De ces gens agressés, perdus, drogués, on n’entend que la voix. S’interdisant toute forme d’affect, les réceptionnistes se doivent d’enregistrer les appels et de les transférer au service d’intervention. Parmi eux, la caméra se concentre sur (et ne lâchera plus) un homme : Asger. Tempête dans un crâne. On sent très vite qu’Asger est tendu, d’abord pour une raison que l’on ignore, puis ce stress se propage et vient gripper les rouages du bon fonctionnement de sa tâche. Finalement, à voir cet homme lutter contre des tourments dont on peine à connaître la cause, c’est nous, spectateurs, qui sommes stressés.
Malin, le Möller qui appuie tout son récit sur l’invisible et sur la gymnastique cérébrale que cela déclenche sur tout individu ! Un suspense très hitchcokien donc, un brin pervers avec son lot de cliffhangers lorsque tout l’enjeu du film se déroule hors champ, à la frontière entre le réel et l’imaginaire. Après une entrée en matière rapide pour présenter le personnage principal partagé entre les affres qui l’assaillent et le devoir d’impassibilité dû à sa fonction, un appel élève d’un coup le degré de tension et ne nous permettra de redescendre qu’à la toute dernière minute du film. Et c’est ici donc que le film prend son envol et devient inédit : il n’y a plus un film, il y’a dix, cent, mille histoires qui germent dans les cerveaux en ébullition de chaque spectateur. Qui sont ces gens à l’autre bout du fil ? Ne pouvant se fier qu’au filet de voix tremblant déformé par les parasites de la communication, c’est tout un univers qui se met en place, des vies qui se construisent selon notre propre perception des faits. À l’instar du protagoniste, chacun y va de son interprétation, croisant les décisions de l’(anti-)héros avec nos soupçons, nos tâtonnements. On comprend, à mesure que les pièces de l’intrigue se rassemblent, que notre homme ronge son frein et veut outrepasser sa position de simple réceptionniste.
Confrontant ainsi champ et hors champ – Asger risque par excès de zèle teinté de compassion de saper le travail des équipes de terrain en s’attribuant un rôle de redresseur de torts – le scénario s’érige en conte moral sur les valeurs humaines, bien au delà du simple exercice de style virtuose. Dense et dépouillée, cette course contre la mort de 85 minutes montre la rédemption d’un homme, et en arrière plan, dresse un constat sans fard sur les rouages de l’appareil policier. Comme l’embrasement médiatique des derniers jours nous le rappelle, n’est pas policier qui veut et la moindre action d’un agent de l’État doit être soumise à un protocole. En ne s’y soumettant pas, même animé des meilleures intentions, c’est risquer la vie d’autrui. Prenant le contre-pied d’une tendance viriliste à filmer les forces de police soit en surhomme fascisant soit en épave alcoolique, Gustav Möller filme un humain derrière un badge. Qui tente de sauver une vie coûte que coûte pour se racheter à ses propres yeux de ses erreurs passées. Ses erreurs de flic.
Pour accentuer le caractère totalement obsessionnel du héros, Möller cadre au plus près à l’aide d’une focale très courte, ne laissant aucune prise au regard sur l’environnement et nous plonge en immersion totale dans la psyché et les tourments d’Asger. A priori, cette mise en scène pourrait sembler accessoire, mais elle montre déjà, par l’accumulation de tous ces petits détails, la grande maîtrise d’un cinéaste à garder en ligne de mire.
C’est frais, c’est bon, c’est danois ! Encore une bonne raison de se réfugier dans la fraîcheur d’une salle de cinéma !
Sortie le 18 juillet 2018
Réalisation : Gustav Möller
Scénario : Gustav Möller et Emil Nygaard Albertsen
Avec :
Jakob Cedergren : Asger Holm
Jessica Dinnage : Iben
Omar Shargawi : Rashid
Johan Olsen : Michael
Jakob Ulrik Lohmann : Bo
Katinka Evers-Jahnsen : Mathilde
Jeanette Lindbæk : Vagtleder Nordsjælland
Simon Bennebjerg : le junkie
Laura Bro : la journaliste
Peter Christoffersen : le policier dans la maison
Nicolai Wendelboe : le policier dans la voiture
Texte : Jimmy Kowalski
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