
Vous commencez à me connaître. Et même si ça peut paraître un peu arrogant, je n’aime pas beaucoup parlé d’évidence. Et cette semaine, l’évidence, c’est Jurassic World: Fallen Kingdom. Loin de moi l’idée de descendre un film que j’irai peut-être voir un jour de complet désœuvrement, mais bon, on connait déjà l’histoire. Et tous les réalisateurs qui ont déjà tentés auparavant d’exhumer la gemme spielbergienne de l’inconscient collectif cinéphile s’y sont cassés les dents. Aujourd’hui donc, c’est à une autre archéologie, plus discrète, plus persévérante et critique envers elle-même qu’on va s’intéresser. 3 dates mesurent le temps qui passe : 1968, 1997 et 2018.
Loin de l’entreprise de commémoration aussi glauque qu’institutionnalisée (ce sont généralement les vainqueurs qui commémorent), ressort donc sur les écrans en version restaurée le documentaire Reprise d’Hervé Le Roux.
J’avais 25 ans en 1997 lorsque ce documentaire est sorti pour la première fois. Je vous laisse calculer mon âge aujourd’hui. Le temps pour moi de calculer aussi le temps qui a passé. En 1997, les événements de mai 1968 avaient encore une certaine vivacité dans le paysage socio-politique. Comme une sorte de barrière intellectuelle contre la barbarie des modèles économiques dominants. Las. L’enquête d’investigation menée par Hervé Le Roux et sa petite équipe montrait des conditions de travail d’un autre âge, comme sorties des œuvres de Dickens et de Zola. On pensait en être sorti-e-s, mais non, en 2018, il y a encore des gens, pas encartés, pas syndiqués, n’arborant aucune étiquette politique si ce n’est celle de l’humanisme, qui n’ont d’autre solution que de démissionner, qui refusent de participer à cette mascarade qu’est devenue la majeure partie du monde du travail. D’où la nécessité, l’urgence de revoir Reprise, car comme le dit si joliment le réalisateur, en parlant du personnage principal, objet de ses recherches : « Elle n’avait eu droit qu’à une seule prise à l’époque. Je lui en devais une deuxième. » À notre tour de rendre la pareille à Hervé Le Roux pour cette ressortie.
Revenons à 1968. Le 10 juin précisément. Mai a fait long feu. Quelques étudiants de l’IDHEC (fusionné à la FEMIS en 1988) passent le périph’ direction Saint-Ouen pour filmer la reprise du travail dans les usines Wonder. Après une longue grève, la direction lâche quelques miettes aux syndicats et intime aux ouvriers de reprendre la production. Au milieu d’une foule de badauds, de quelques réfractaires esseulé-e-s et de militants syndicalistes, une jeune femme crie, pleure, dit qu’elle ne rentrera pas, qu’elle n’y foutra plus les pieds dans cette taule, parce que c’est trop dégueulasse ! D’abord animée par la documentation générale d’une défaite, la caméra des étudiants se focalise doucement sur cette jeune femme, qui polarise à elle seule l’attention, elle contre toutes celles et tous ceux qui rentrent en courbant la nuque. Ce long plan séquence de 10 mn en 16mm va devenir pour Hervé Le Roux l’objet d’une quête quasi obsessionnelle : retrouver cette jeune femme comme un amoureux transi qui voudrait retrouver quelqu’une croisée dans le métro. En faisant témoigner tour à tour tous les protagonistes dont l’image est capturée dans le film original de 68, le réalisateur entreprend une véritable enquête qui, au fil des entrevues, va mettre à nu les terrifiantes et quasi inhumaines conditions de travail telles qu’elles étaient pratiquées dans les usines Wonder. Et on en vient à comprendre cette colère irrationnelle, ce refus intransigeant qui sort de cette jeune femme à cor et à cri : la pollution, l’insalubrité, les menaces, la mainmise des puissants sur les faibles. Tout un système parfaitement huilé d’écrasement de la volonté et de la liberté façonné à la fois par la complaisance, la complicité, la lâcheté, ou plus simplement l’abandon à l’égard du sacro-saint rendement. Quitte à lâcher un gros mot, toutes les descriptions qui reviennent dans les mots des personnes interrogées décrivent au mieux une prison, au pire un univers concentrationnaire.
En termes de découpage, là aussi Hervé Le Roux fait montre d’une opiniâtreté impeccable. Partant de la matière brute dans les premiers moments du documentaire, de cet amalgame de sons parfois étouffés parfois stridents, de ces images tremblantes de caméra portée à bout de bras, il va patiemment disséquer la scène entière pour isoler chaque bribe de phrase, chaque mot pour les confronter au présent de chaque protagoniste 28 ans plus tard, les rendant ainsi intelligibles. Dans un mouvement inverse, chaque interview va d’abord s’intéresser aux détails de la vie de chaque femme et chaque homme pour arriver au final à former une masse compacte, un seul et même témoignage à charge d’une époque où les ouvriers n’étaient pas mieux considérés que du simple bétail. Cependant, au travers de tous ces témoignages qui compose la toile de fond de cette enquête, au fur et à mesure qu’on comprend la colère de la jeune femme, on comprend aussi qu’elle s’est perdue dans la bousculade de la vie, qu’elle était, comme nombre de jeunes femmes dans sa situation, une parfaite anonyme sur la chaîne de production. Que contrairement au discours bienveillant mais désincarné des syndicats sur l’amélioration éventuelle par quelques acquis sociaux négociés au forceps, cette belle jeune femme au visage dure savait qu’elle mettait sa vie sur la balance en acceptant de jouer le jeu de la reprise. Elle criait parce qu’elle n’était ni une étudiante qui teste une rhétorique, qui questionne, ni une syndicaliste soudée à ses collègues. Elle criait parce qu’elle était seule. Elle criait parce qu’elle voulait avoir une vie décente.
Au final, on retiendra de ce documentaire le sentiment d’une révolte avortée, mais aussi un sentiment de gratitude à l’égard d’Hervé Le Roux d’avoir redonné la parole à tous ces gens. Comme il le disait à Serge Kaganski dans un entretien accordé aux Inrocks lors de la sortie en salles : « Les ouvriers ont été exclus deux fois : de leurs usines, puis de la représentation. » Avec Reprise, l’injustice est un peu réparée.
En faisant des recherches sur le film, j’ai appris le décès d’Hervé Le Roux en juillet 2017 à l’âge de 59 ans. C’est tôt pour mourir. Même pour un cinéaste qui a marqué l’histoire du cinéma en un seul film. Après Reprise et son accueil critique dithyrambique et sa forte présence dans le circuit art et essai, le réalisateur, ancien critique aux Cahiers du Cinéma, verra petit à petit les portes de l’industrie cinématographique se fermer et ne parviendra plus à remonter d’autres projets.
Sortie le 30 mai 2018
Date de sortie initiale : 26 mars 1997
Scénario : Hervé Le Roux
Production : Richard Copans, Serge Lalou
Prises de vue : Dominique Perrier
Montage : Nadine Tarbouriech
Avec :
Hervé Le Roux : voix
Pierre Bonneau : lui-même
Jacques Willemont : lui-même
Pierre Guyot : lui-même
Texte : Jimmy Kowalski
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