EN GUERRE – STÉPHANE BRIZÉ

Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. 

En ouvrant son film sur cette citation de Brecht, Stéphane Brizé donne le ton. Et donne la voix à ceux à qui on ne la donne habituellement pas. En Guerre n’est pas un film comme les autres. Même s’il est de coutume de dire que tout acte est politique, a fortiori celui de cadrer, rare sont les films à réussir l’impossible pari de proposer une dramaturgie capable de reproduire le chaos du réel sans le dénaturer. En Guerre fait partie de ceux-là.


D’abord parce que c’est un film qui prend son temps. Qui prend le temps, le pouls du réel, afin de montrer en longs plans-séquences tout ce qui se passe et que l’on ne voit que rarement, entre l’avant et l’après du spectaculaire. Entre le reportage à charge de BFM TV et la vidéo brute à qui l’on peut faire dire n’importe quoi, la fiction de Stéphane Brizé interroge, éveille tous les sens et informe sur la vraie fonction des images. Profusion de mouvements, profusions de sons, Brizé puise dans la matière incandescente du réel pour amener avec le long-métrage l’éclairage nécessaire sur les faits. En proposant une forme narrative à mi-chemin entre le documentaire et l’œuvre fictionnelle, En Guerre apporte un discours assez inédit dans le cinéma actuel. Pourtant, on serait en droit de se demander quelle est l’utilité d’une telle démarche. Du propre aveu de Stéphane Brizé, le projet du film est né suite aux images enregistrées lors de la manifestation des salariés d’Air France en octobre 2015 au cours de laquelle deux membres de la direction avaient été pris à partie. Et de ces images, le monde n’avait retenu que cette chemise arrachée, cette image extraordinaire d’un puissant qui doit escalader une grille, la chemise en lambeaux, pour échapper à une marée humaine, ce corps en colère d’où jaillissent mille bras et mille cris. Que s’est-il passé avant ? Comment des femmes et des hommes peuvent-ils basculer dans la violence en connaissant parfaitement le type de représailles dont on sait l’État capable sans une once de discernement ? Quand l’imagerie spectaculaire trahit le réel – le reporter de BFM TV commentait les images par un cynique et dégueulasse « on y voit le symbole d’un dialogue social à la française : violent. », Brizé va décider de se servir du cadre pour aller là où ni le reportage, ni même le documentaire ne peuvent aller : le hors-champ, la psyché de ce groupe de personnes, ces hommes et ces femmes poussés à bout, refusant d’être réduits à de simples données dans un bilan financier, simples pions d’un plan social.

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Stéphane Brizé va donc offrir à toutes ces femmes et tous ces hommes, acteurs non professionnels, un espace de liberté, une liberté de paroles et de gestes qui va donner toute sa légitimité à l’ensemble de l’œuvre. Basé sur un scénario à l’écriture très dense – aucune discussion, tergiversation, coup de gueule, coup de poing ne sont épargnés au public – la caméra nous immerge complètement dans le quotidien de la lutte sociale. Jamais partial, toujours honnête, le travail rigoureux du chef-opérateur Éric Dumont montre tout le long processus qui transforme la parole en cri. Entre l’alpha et l’oméga inéluctable, entre les mots simples des syndicalistes et la tirade hautaine de la direction, entre les prémisses de la bataille parmi cette foule qui exulte et cet homme tragiquement seul, Stéphane Brizé et Olivier Gorce, aidés en cela par Xavier Mathieu, Ralph Blindauer et Olivier Lemaire, tous trois intimement liés au combat syndical, mettent en place un dispositif qui transforme le récit en une sorte d’antienne vertigineuse. Débat, action, média, débat, action, média, etc. Comme s’il fallait chaque fois recommencer.
Et pour incarner ce Sisyphe moderne, le réalisateur fait appel une nouvelle fois à Vincent Lindon, dont la performance sidérante donne au film toute sa teneur fondée d’œuvre artistique au service de la réalité et de la vérité. Lindon-comédien, littéralement, se dilue au contact des acteurs non pros et porte en lui une bonne part de l’honnêteté de ce projet filmique hors normes, dégageant sans problème les mauvaises langues qui pourraient taxer le film de compatissant, de misérabiliste voire, comme on a pu le lire dans certains journaux de documenteur (sic) gauche caviar.

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On pourrait craindre, avec autant de points positifs, que le parent pauvre du projet serait la musique, reléguant au nom du cinéma-vérité la partition musicale au rang de simple habillage sonore. Eh bien, parlons-en de la musique ! Entre mélopées incantatoires et rythmiques lourdes, la noise de Bertrand Blessing ajoute une ampleur romanesque supplémentaire à ces images déjà pourtant remplies ras la gueule d’émotions palpables. Comme un rêve chamanique, les trois thèmes musicaux qui reviennent en boucle durant le film ne laissent aucune ambiguïté quant à l’issue du récit. Terrifiante de simplicité et de modernité autant dans le dispositif que dans le discours, la scène finale toute en vrombissements saturés et basses martelées glace le sang.

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Alors qu’il y’a quelques jours à peine, Gérard Collomb, sur l’antenne de BFM annonçait que le droit de manifester en France allait bientôt devenir conditionnel à l’intervention active des « manifestants ordinaires » contre les « casseurs », confirmant une extension généralisée du champ criminel, signal fort d’un glissement progressif du maintien de l’ordre vers la répression de la simple expression démocratique, il est bon de voir qu’il existe encore des honnêtes gens quelque part, amoureux de l’art et de la vérité, des cinéastes porteurs de récit hors de la société des médias. Debord avait raison et c’est de plus en plus flippant.

Sortie le 15 mai 2018
Réalisation : Stéphane Brizé
Scénario : Stéphane Brizé et Olivier Gorce, en collaboration de Xavier Mathieu, Ralph Blindauer et Olivier Lemaire
Photographie : Éric Dumont
Musique : Bertrand Blessing
Avec :
Vincent Lindon : Laurent Amédéo
Mélanie Rover : Mélanie, la syndicaliste CGT
Jacques Borderie : M. Borderie, le directeur d’établissement
David Rey : le directeur administratif et financier
Oivier Lemaire : le syndicaliste SIPI
Isabelle Rufin : la directrice des ressources humaines
Bruno Bourthol : le syndicaliste SIPI #2
Sébastien Vamelle : le syndicaliste CGT #2
Jean-Noël Tronc : le maire d’Agen
Valérie lamond : l’avocate des salariés
Guillaume Daret : le journaliste télé
Jean Grosset : le conseiller social
Frédéric lacomare : le syndicaliste CFE-CGC #1
Anthony Pitalier : le collaborateur conseiller social
Séverine Charrié : l’ex-femme de Laurent
Romain de Boissieu : l’expert en économie industrielle
Marie Nadaud : l’hôtesse d’accueil MEDEF
Rachid Mamlous : l’agent de sécurité MEDEF
Grégoire Ruhland : le cadre MEDEF #1
Daphné latour : le cadre MEDEF #2
Guillaume Draux : M. Censier, le PDG de Perrin France
Letizia Storti : la syndicaliste CGT #3
Carole Bluteau : la syndicaliste CFTC #1
Cédric Personeni : le syndicaliste CFTC #2
Laurent Boukhari : le syndicaliste FO #1
Gilles Dorbes : le syndicaliste CFE-CGC #2
Cédric Dayraud : le cadre
Stéphanie Piétrois : la syndicaliste SIPI #3
Rachid Haryouli : le syndicaliste SIPI #4
Jean-Claude laugeois : le responsable communication
Pieter-Jan Peeters : le directeur administratif et financier de Dimke
Martin Hauser : le PDG de Dimke
Marie-Hélène Fournier : l’avocate de la direction
Laurent Bruneau : l’avocat de la direction
Teddy Perrot : le syndicaliste CGT #4
Michel Freyne : le syndicaliste FO #2
Emma Monnoyeur : la fille de Laurent
Aaron Baudson : le bébé
Mathis Ramage : le gendre de Laurent
Laurent Desbonnets : le journaliste sujets TV et radio
Mélanie Bontems : la journaliste sujets TV et radio
Alexis Cuvillier : le journaliste sujets TV et radio
Nicolas De labareyre : la journaliste sujets TV et radio
Caroline Thebaud : la journaliste sujets TV et radio
Angélique Bouin : la journaliste sujets TV et radio
Texte : Jimmy Kowalski

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