
On la repère vite, cette superbe couverture ! Une femme en djellaba blanche à capuche, les mains cachant comme un foulard sa jeunesse, son visage et son effroi. Tatouages au henné de l’extrémité des doigts aux poignets, symboles traditionnels de séduction féminine, mais ici, les tatouages dégoulinent sur les manches immaculées, comme du sang qui s’écoule et s’imprègne au vêtement.
Interpellée par un article de journal, Béatrice, « fille d’appelé » d’une quarantaine d’années, interroge son père sur la guerre d’Algérie, une guerre sans nom dont le journal mentionnait les exactions commises, mais se fait durement rembarrer par lui, enfermé dans un mutisme profond. Sa mère la prend à part et lui confie qu’elle y est allée à la naissance de leur fille aînée, jusqu’à un attentat perpétré dans un café à Alger, et lui donne le contact de Saïda qui connait bien sa famille.
Le livre se découpe alors en chapitres portant les noms des différentes femmes que va rencontrer Béatrice – car les hommes ne parlent pas ou détournent l’Histoire – et dont les destins vont s’entrecroiser autour de cet attentat, sans se (re)connaitre.
Saïda, donc, fille d’un maquisard algérien finalement devenu harki, donc traître à la cause de la libération, dont la famille a été forcée de fuir l’Algérie à l’indépendance quelque 50 ans plus tôt, quittant maison et grand-mère, avant un très long cantonnement en un camp dans une France ingrate. Sous prétexte de photographier pour Saïda sa maison abandonnée, Béatrice part en Algérie poursuivre son enquête.
Djamila, une résistante moudjahidate rencontrée au mémorial des combattants à Alger, dont l’action a suivi la visite à son père enfermé dans un cachot et torturé par les paras français. Mais aujourd’hui désabusée : le rôle et les actions des femmes dans la lutte pour l’indépendance ont été effacées de l’Histoire officielle.
Bernadette, une femme pied-noir, épouse d’un policier mort lors d’un attentat (le même ?), ayant décidé de rester en Algérie, où elle est devenue étrangère dans « son » pays.
Malika, infirmière dans le maquis, capturée et torturée par l’armée française, mais sauvée de la mort par un para dont les yeux sont décillés par ces atrocités. Après avoir rejoint le gouvernement à l’indépendance, elle s’en écartera, dégoûtée par la dérive du pouvoir, l’oligarchie et le musellement de la Kabylie.
Méralli et Deloupy font un travail remarquable dans cette bande dessinée passionnante où les destins se croisent et se répondent, où les différents points de vue traversent tous les camps en présence. Comme il est cité, le plus important c’est raconter notre histoire et nos mémoires ; réhabiliter l’Histoire, pas celle de l’état, mais celle de la parole. De l’humain et non du politique. Et celle des femmes aussi. « La guerre d’indépendance, ça a aussi été la guerre des femmes dans la guerre des hommes ». Le très beau et efficace dessin style ligne claire, avec un bon choix de couleurs chaudes ou froides (sépia, bleu nuit…), vient parfaire l’ouvrage.
Bande-son pour accompagner la lecture : Tout d’abord la ‘rockeuse du désert’ joueuse de gumbri, l’éternelle insoumise gnaouie de près de 70 ans Hasna el Becharia : Hakmet Lakdar (2001). La kabyle Souad Massi : Ghir Enta (2003). La ‘rose algérienne’, la diva Warda : Khaleek Hina (son premier mari, officier algérien, lui avait interdit de poursuivre sa carrière de chanteuse). Métissage des traditions gnawas, bédouines et berbères, Souad Asla et le groupe de femmes Lemma : Baba Mimoune (2016). Le groupe féministe DjurDjura : Khaleek Hina (« Les mauvais jours sont terminés, Et les jeunes filles vont danser »). Samira Brahmia avec hélas la falote Stéphanie Sandoz : De Paris à Alger (2013). Des hommes aussi : la réjouissante version 1999 à l’Olympia de Alger Alger par Lili Boniche. Et enfin Alger pleure (2012) de Médine (« J’ai l’sang mêlé : un peu colon, un peu colonisé, Un peu colombe sombre ou corbeau décolorisé, Double identité : je suis un schizophrène de l’humanité, Deux vieux ennemis cohabitent dans mon code génétique »).
Deloupy, de son vrai nom Serge Prud’homme, est né en 1968 et habite Saint-Etienne. Il travaille comme illustrateur indépendant pour la publicité tout en publiant depuis 2002 pour un lectorat jeunesse. Créateur des éditions Jarjille avec le scénariste Alep (pseudo de Michel Jacquet), ils y publient en particulier la série L’introuvable, dont Faussaires (2008-2010), une passionnante chasse au trésor pour retrouver un album inconnu de Tintin par Hergé. Dans un autre registre, Love Story à l’Iranienne (2016), recueil de témoignages sur la jeunesse en Iran sur scénario de Jane Deuxard, a reçu le Prix FranceInfo de la bande dessinée d’actualité et de reportage.
Swann Méralli est lui aussi Stéphanois. Ingénieur en urbanisme, il réalise également divers projets artistiques, en particulier dans le court-métrage. Dans le domaine de la bande dessinée et de la littérature jeunesse, il collabore régulièrement avec des artistes-illustrateurs (Ulric Stahl, Carole Crouzet).
Texte : Christian Renard
Titre : Algériennes 1954-1962
Auteurs : Méralli et Deloupy
Editeur : Marabout (collection Marabulle), 2018
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