AS BOAS MANEIRAS (LES BONNES MANIÈRES) – MARCO DUTRA et JULIANA ROJAS

Tout le monde connait cette fameuse citation d’Oscar Wilde “We are all in the gutter, but some of us are looking at the stars”. Non ? Tant pis, vous devriez, et je ne dis pas ça par forfanterie, mais bien parce que cette phrase est sans doute une des plus belles (et des plus sincères) invitations au rêve que je connaisse. Quoi de plus grisant, quoi de plus captivant pour un spectateur qu’un état laissant infuser ces deux visions, l’une triviale et l’autre fantasmagorique, les pieds dans la boue et la tête dans les étoiles ?


Les bonnes manières, traduit du brésilien As Boas maneiras, co-réalisé par Marco Dutra et Juliana Rojas, fait partie de ces matériaux trop rares au cinéma qui, à la fois, ouvrent une porte à la plus douce des rêveries et provoquent en même temps une interrogation ontologique des plus singulières. On pourrait citer au cinéma Le Temps des Gitans de Kusturica, Real de Kurosawa ou plus récemment le stupéfiant White God du hongrois Mundruczó. On pourrait aussi se dire qu’on serait bien en peine de nommer un tel état tant il semble naviguer à la frontière du réel et être à peine définissable. Et pourtant, il a bien fallu mettre une étiquette sur ces œuvres si fortes qu’elles ont marqués les esprits et donné lieu à un mouvement artistique : et voilà le Réalisme magique prêt à rayonner ! Né au début du siècle en Allemagne du courant pictural La Nouvelle Objectivité qui réfutait la pure réalité objective et proposait plutôt une passerelle entre l’ordinaire et le sur-réel, cette appellation devint progressivement populaire dans la littérature en franchissant l’Atlantique, trouvant alors la consécration dans Cent ans de solitude, le chef-d’œuvre de Gabriel García Márquez.

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Le réalisme magique me fait penser à cette peinture de Dali savamment intitulée “Dali à six ans soulevant avec précaution la peau de l’eau pour observer un chien dormir à l’ombre de la mer”. Ouf. Même si je suis un poil hors-sujet vu qu’on ne parle justement PAS de surréalisme, le réalisme magique propose cette idée qu’au sein de la  réalité avérée, en soulevant un vernis de cartésianisme, il existe une part d’irrationalité, de bizarrerie, un souffle salutaire de magie. Cette idée que l’existence est un long continuum d’histoires, de folklores, de mythes qui se mélangent. Sortilèges, miracles, événements non-compréhensibles par le lecteur/spectateur ou communication avec des esprits vont ainsi de soi. À ne pas confondre avec le fantastique, car ici, l’intrusion du surnaturel n’est absolument pas remis en cause par les personnages évoluant dans un quotidien ordinaire. Depuis longtemps ancré dans les sociétés sud-américaines, ce mouvement se nourrit ainsi des croyances populaires qui viennent, tels les démons d’une sarabande iconoclaste, s’accoupler à la réalité socio-politique du 21e siècle.

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Le récit d’As Boas Maneiras nous emmène dans la mégapole de Sao Paulo. Clara, infirmière des quartiers pauvres, est embauchée par Ana, riche, célibataire et… enceinte, pour l’aider pendant sa grossesse et par la suite avec le bébé. Au fil des jours, elles deviennent très proches, amies, confidentes et amantes jusqu’à une nuit de pleine lune où la vie des deux jeunes femmes va basculer…
Nous voici donc arrivé-e-s entre le sordide et le merveilleux, entre les favelas et l’ultra-consumérisme. La galère est-elle vraiment moins pénible au soleil ? J’en doute fort. Toujours est-il que pour dépeindre le quotidien morne et solitaire de deux femmes bannies, l’une pour sa couleur de peau, l’autre pour être fille-mère, les deux réalisateur-trice-s n’hésitent pourtant pas à parer la pellicule de néons, de couleurs pastels et scintillantes, et de faire résonner la bande-son d’accords synthétiques pop que ne renierait sûrement pas Duran Duran. Tout en frôlant le mauvais goût cheap des telenovelas (mais sans jamais y tomber), As Boas Maneiras est d’abord un friandise visuelle, légère et acidulée qui s’amuse avec les codes de la culture populaire. On danse, on chante, on se déguise sans se soucier des genres et des appartenances. Et plus encore, on s’affranchit malicieusement, mais avec détermination, du carcan de la société.

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Lorsque enfin, l’incertain devient étrange, le récit devient un tout, à l’image du clip Thriller de Michael Jackson, qu’on croirait voir en filigrane durant toute la seconde moitié du film, fascinant mix cinématographique de l’imagerie MTV, des récits bibliques et des croyances populaires qui permet, d’un seul coup d’œil, d’envisager les enjeux intimes de la maternité et les problématiques sociales d’un pays tel que le Brésil tout en frissonnant de plaisir devant les postures crâneuses des acteur-trice-s qu’on croirait sorti-e-s de série B.
Pays gigantesque en constante métamorphose, écartelé entre la survivance des rites amazoniens et le rêve d’un futur de verre et de métal, le Brésil, à l’image du personnage central du film, est un étrange garçon, courageux bâtard longtemps privé de liberté, longtemps obligé de faire bonne figure pour attirer les investisseurs états-uniens et occidentaux, longtemps obligé de plier sous la coupe autoritaire d’une Église catholique qu’on pourrait poliment qualifier d’amnésique au regard des exactions perpétrées en son Nom, qui n’en peut plus de cacher sa vraie nature. La dernière image du film, qui montre la mère et le fils, dos caméra, face à une populace criarde  – et un bel hommage au Frankenstein de James Whale, un ! – nous convie à nous aussi rallier cette cause plus que jamais humaine.
Vivre libre et tête haute.

Sortie le 21 mars 2018

Réalisation et scénario : Marco Dutra et Juliana Rojas

Avec :
Isabél Zuaa : Clara
Marjorie Estiano : Ana
Miguel Lobo : Joel
Cida Moreira : Dona Amélia
Andréa Marquee : Ângela
Felipe Kenji : Maurício
Nina Medeiros : Amanda
Neusa Velasco : Dona Norma
Gilda Nomacce : Gilda
Eduardo Gomes : le professeur Edu
Hugo Villavicenzio : Hugo
Adriana Mendonça : Cida
Germano Melo : le docteur Ciro Poças

Texte : Jimmy Kowalski

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