
Le monde vient de célébrer l’anniversaire de la naissance de Martin Luther King. Enfin, je dis le monde… Quelques hommes et femmes de bonne volonté ont fait une nouvelle fois œuvre de mémoire. Et pourtant, même dôté du plus grand dévouement à une cause, est-ce préférable de célébrer la naissance d’un défenseur des droits les plus élémentaires d’une population face à la bêtise, mort tragiquement ou, à l’inverse, espérer au fond de nous que rien de tout ceci n’ait jamais existé ? Ne préfèrerait-on pas que l’aube des temps avait vu naître et croître une seule et même civilisation animée par un seul et même but : la paix et la lutte contre les inégalités ?
Rassurez-vous, je n’ai pas versé dans la bien-pensance molle. Disons plutôt qu’un petit voyage en dystopie m’a fait réfléchir et ouvert les chakras.
En route donc pour le Wakanda, l’un des secrets les mieux gardés de l’Univers Cinématographique Marvel (MCU pour les nerds). La franchise, rachetée récemment par les Studios Disney, déploie depuis une dizaine d’années les aventures des super-héros créés par Stan Lee dans tous les recoins d’un système multiverse, réseau partagé d’une réalité alternative, parmi lesquels figurent Iron Man, Captain America, les Avengers ou le dieu Thor. Dans ce système purement fictionnel, le Wakanda est un pays imaginaire du continent africain, dont la mythologie s’est forgée avec la découverte d’une prodigieuse source d’énergie, le vibranium. Ses dirigeants ont décidé de préserver cette manne providentielle à l’abri de la versalité du reste de l’humanité, dans le but de protéger leur contrée et leur peuple des guerres mondiales, des famines, et de toutes les autres abominations que la race humaine s’emploie avec application à faire subir à ses propres congénères. Le film débute à la mort du roi du Wakanda, assassiné lors du précédent épisode des Avengers, auquel doit lui succéder son fils, T’challa, héritier logique du trône et descendant de la caste des Black Panthers, dynastie mythique de guerriers aux pouvoirs surnaturels.
Si, jusqu’à présent, les films du MCU avaient entrepris une réécriture dystopique « positive » de l’Histoire du 20e siècle avec ses points de réussite malins (la défense héroïque de New York en anti-9/11) et ses ratés scabreux (le sauvetage des populations civiles de Sokovie en fanfaronnade yankee plus que douteuse), jamais à ma connaissance les scénaristes, en adaptant l’œuvre originelle de Stan Lee et Jack Kirby, n’avaient poussé à ce point une alternative politique et sociologique aussi aboutie que dans Black Panther. Dans son nouveau long-métrage, le réalisateur Ryan Coogler, découvert avec Fruitvale Station en 2013 et encensé par la critique à la sortie de Creed : l’héritage en 2015, trouve un juste milieu entre Spielberg et Tarantino. Entre le questionnement moral et mélancolique de l’académicien, déchiré par la blessure intime qui ne peut montrer l’inacceptable (le suspense atroce de la “douche” concentrationnaire dans La Liste de Schindler qui se solde par la représentation d’une vraie douche) et l’exutoire radical et punk du bouffon, doigt d’honneur aux pourritures de l’Histoire (je me souviens encore de la jubilation extatique à la vision de l’embrasement final du cinéma dans Inglorious Basterds).
Passée l’impulsion première de donner la parole et le muscle aux revendications des droits civiques en offrant une visibilité inédite aux actrices et acteurs afro-américain.e.s, écho plus que pertinent au récent mouvement Black Lives Matters, La Très Bonne Idée du long métrage de Ryan Coogler, co-écrit avec Joe Robert Cole, consiste donc à casser les codes des blockbusters US en remplaçant les figures tutélaires des personnages auxquels nous ont habitués les studios hollywoodiens, par leurs “négatifs”. L’homme devient femme, le blanc devient noir, le premier plan devient second plan, etc. Cependant, passée cette entreprise systématique de remplacement des normes, la mise en scène est suffisamment élaborée pour ne pas tomber dans les travers de ce qu’elle dénonce, à savoir un étalage des clichés relatifs à la dominance d’un genre par un autre. Le récit est ample, la caractérisation des personnages est précise, factuelle sans être ennuyeuse, spectaculaire sans tomber dans la caricature folklorique. À bien des égards, l’un des aspects les plus pertinents du film est le souci de documentation sur les rites, sur l’architecture, les costumes, etc., relevant ainsi plus de l’inspiration littéraire que du fantasme cinématique à grand spectacle.
Concernant la lecture politique de l’œuvre, nous ne sommes bien évidemment ni dans le procès à charge ni dans le manifeste. Ça va, on n’est pas chez Jean Rouch, on n’est pas dans l’ouvrage militant, mais, compte tenu de l’outil utilisé et de la cible visée, on était en droit d’émettre des craintes justifiées quant à la responsabilité morale du réalisateur et l’éventualité d’un dérapage en mode “gentil noir/méchant blanc” manichéen. Raté pour les grincheux et les réacs ! Black Panther est la célébration d’une Afrique forte et riche, consciente à la fois de ses tiraillements présents (les luttes intestines pour la mainmise sur le grenier énergétique mondial) et des enjeux futurs (sa place prédominante dans la géopolitique des flux migratoires). Et je ne parle même pas de l’image de la femme véhiculée tout au long du film : à elles seules, les personnages féminins sont l’incarnation du propos du réalisateur : fière mais jamais irrespectueuse, combative mais jamais va-t-en-guerre, impétueuse mais jamais obtuse. Il n’est aucune phase du récit qui ne soit résolue sans l’intervention d’une femme. Et tant mieux si elles prennent les traits d’Angela Basset, de Lupita Nyong’o, de Letitia Wright, de Danai Gurira ou de Florence Kasumba !
Seul petit bémol s’il en est, autant le film questionne la responsabilité d’un pays (fort de leviers militaires et diplomatiques et potentiellement capable de mettre fin aux conflits mondiaux, ça ne vous rappelle rien ?) sur le choix entre interventionnisme et protectionnisme, autant Ryan Coogler décide finalement de botter un peu en touche, proposant l’éventualité d’une auto-détermination des pays pour faire cesser le racisme, la violence et la pauvreté, aidés en cela par une instance indépendante bienveillante. Montrant ainsi les limites du dispositif dystopique et du produit de pur divertissement, mais dévoilant heureusement l’humilité et la lucidité du réalisateur, face à l’implacable dureté du réel (le vrai, celui de l’Amérique de Trump, de la Lybie et de la Somalie).
Rêvons donc. Tant que le monde n’est pas meilleur.
Sortie le 14 février 2018
Réalisateur : Ryan Coogler
Scénario : Ryan Coogler et Joe Robert Cole, d’après les personnages créés par Jack Kirby et Stan Lee
Avec dans les rôles principaux :
Chadwick Boseman : T’Challa / Black Panther
Michael B. Jordan : Erik Stevens / Killmonger
Lupita Nyong’o : Nakia
Danai Gurira : Okoye
Martin Freeman : Everett K. Ross
Daniel Kaluuya : W’Kabi
Letitia Wright : Shuri
Winston Duke : M’Baku
Sterling K. Brown : N’Jobu
Angela Bassett : Ramonda
Forest Whitaker : Zuri
Andy Serkis : Ulysses Klaue
Isaac de Bankolé : le chef de la tribu de la Rivière
Florence Kasumba : Ayo
John Kani : T’Chaka
Texte : Jimmy Kowalski
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