
Alors il y a déjà cette couverture : sous une pluie battante un homme voûté, masque d’oiseau, manteau de plumes, doigts crochus, vu de trois quart dos, le regard tourné vers le lecteur. Inquiétant. Très inquiétant.
Et ce titre : l’homme gribouillé. Mais cet homme-oiseau n’est pas gribouillé ! Il est au contraire dessiné avec précision. Alors qui est-il, cet homme gribouillé du titre ?
Les auteurs ? Serge Lehman, populaire dans le milieu de la BD pour avoir ressuscité des super-héros européens dans un monde d’entre-guerre décalé. Frederik Peeters, ayant acquis la notoriété avec un récit autobiographique (Pilules Bleues), abordant par la suite avec bonheur des genres divers, seul ou en coopération avec un scénariste. Coopération, comme ici, car Peeters intervient toujours dans les scénarios, en se réservant au minimum découpage et mise en scène.
Il pleut. Il pleut sans discontinuité dans Paris 2015. Une pluie diluvienne. L’eau a envahi les rues, le bas des habitations. Il pleut sur plus du tiers du livre. La fin du monde ? Quelles superbes planches au lavis de Peeters, tirant d’emblée le récit vers le fantastique.
Malgré l’utilisation de ‘homme’ dans le titre, c’est le rôle de femmes qui sera central ici. Nous découvrons la famille Couvreur : Maud, la grand-mère, auteure reconnue de livres (terrifiants) pour enfants, Betty, la mère, au centre de l’action dès le début du livre, victime de phases de perte totale de voix, frustrée par sa carrière menée dans l’ombre de sa mère, et Clara, adolescente lycéenne, dont on découvre le don de raconter des histoires aux enfants (mais pas seulement) pour les endormir. Pas de mari, pas de père : absents, inconnus, disparus, loin.
Maud est victime d’un AVC et sombre dans le coma. Ce même jour Max, l’homme-oiseau de la couverture, fait irruption dans l’appartement des Couvreur pour réclamer son dû à Clara, seule et apeurée. A son départ, il laisse un lieu de rendez-vous pour la remise de ce qu’il attend, et deux plumes noires. Betty décide d’ouvrir le coffre-fort de Maud, découvrant une forte somme d’argent dans une enveloppe au nom de Max Corbeau (!), et des dessins de Clara, petite, gribouillés, eux. Betty ne se doute pas encore qu’elle vient d’ouvrir avec ce coffre une boîte de Pandore.
Outre Max Corbeau, de moins en moins humain, de plus en plus corvidé violent, on va découvrir d’autres hommes plus ou moins inquiétants : un inconnu entreprenant dans un bar, un collectionneur hexadactyle aux doigts baladeurs, le fils d’un juif communiste ayant fabriqué des faux papiers pour des réfugiés lors de la seconde guerre mondiale, un rabbin et des juifs ultra-orthodoxes.
Il y aura un secret de famille très ancien, des rêves et cauchemars angoissants, des indices à saisir.
L’action (avec les protagonistes) se déplace dans le Jura. La pluie cesse. Place à la brume. Place à des glissements de terrain. Et une autre femme, la cousine de Betty. Mais qui est vraiment qui ? Il y aura aussi Prométhée (après Pandore !), plus exactement son supplice qui sera subi par nombre de protagonistes back in Paris. Et des ‘traversants’. Une équipe de pseudo- archéologues psychogéographes (groupe créé dans les années 1950 par des situationnistes communistes avec Guy Debord) vient apporter une respiration heureuse, voire une note humoristique, dans le cours du récit. Car la tension se fait plus forte. La menace est permanente. Le lecteur-trice sent bien que l’on fonce sur le mur, que tout ça va mal finir. Quelles sont ces forces immémoriales qui vont se réveiller ?
Un grand récit fantastique dans un monde contemporain, une œuvre maîtresse, rappelant les histoires de Claude Seignolle (qui va sur ses 101 ans !) et Jean Ray. Pour les auteurs, c’est un manga à l’européenne. Un livre à lire d’une traite.
Bande-son : Bob Dylan : Rainy Day Women #12 & 35 (1966), pour le titre. Bashung : What’s in a Bird (1983), pour le titre, et C’est comment qu’on freine (1982) co-écrit avec Gainsbourg, pour la montée en tension. Akhénaton : Prométhée (1995). Led Zeppelin : Immigrant Song (1970), pour la voix non humaine de Robert Plant. Frank Black : Bad news from the Golem (2010).
Frederik Peeters est un auteur et dessinateur genevois de 43 ans. Il a abordé avec succès l’intime autobiographique (Pilules bleues), la SF (Lupus, Aâma), le reportage (RG), le conte (Château de sable), le fantastique (Koma), le western (L’odeur des garçons affamés).
Serge Lehman est écrivain et scénariste. Il a participé au film Immortel ad Vitam de Bilal, et écrit des scénarios de science-fiction (Brigade chimérique, où des super-héros évoluent dans une Europe alternative, s’alliant ou se confrontant à Marie Curie, Métropolis où un monde décalé glisse petit à petit vers le nôtre).
Texte : Christian
Titre : L’Homme Gribouillé
Auteurs : Frederik Peeters et Serge Lehman
Editeur : Delcourt, 2018
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