
J’ai l’impression de raconter toujours la même chose dans mes chroniques.
De quoi traite le cinéma si ce n’est de tout ce spectre d’émotions que la vie nous a mis entre les mains, et des péripéties déclenchées par cette sarabande folle qui se bouscule dans nos têtes ? De L’attaque du train d’or jusqu’à Bad Taste (oui, regardez bien, même dans Bad Taste), en passant par Fast & Furious ou bien les Tuche, on ne parle que de ça. Toutes les déclinaisons sont possibles : ça rend fou, ça rend con, ça rend heureux, ça fait chanter, se tirer dessus à coups de rétro lasers, etc. Bref, on ne parle QUE-DE-ÇA. De quoi ? De l’amour tiens donc ! Et de toutes ses petites contrariétés. Non, ce n’était pas mieux avant. Quoique… Avant, il y avait Laura d’Otto Preminger, Voyage en Italie de Rosselini, Mort à Venise de Visconti, Le Mépris de Godard. Qui mieux que les grands maîtres, d’une simple épure, a su plonger au plus profond de la psyché humaine pour sceller dans la lumière d’un projecteur les affres de deux cœurs battants de concert ? Aujourd’hui, rares (de plus en plus, malheureusement) sont les cinéastes dont le sujet et le scénario n’ont l’audace de ne traiter que de cela. Hong Sang-Soo s’y emploie avec une régularité de métronome. Woody Allen n’a jamais parlé d’autre chose. Mais faisons fi des marivaudages. Le grand gagnant de ce soir, celui qui bat tout le monde à plates coutures, c’est bien Paul Thomas Anderson.
Dans Phantom Thread, son dernier chef d’œuvre (parce que j’ai beau cherché dans mon dictionnaire des synonymes, il n’y a pas d’autre expression pour désigner ce film), P.T.A. ne s’emploie à rien d’autre qu’à l’examen perspicace de la naissance de l’amour. À l’instar de There will be Blood où il disséquait déjà la propagation de la folie, le réalisateur américain, sans autre agrément de récit, n’a de cesse, dans son nouveau long-métrage, d’inventorier les liens complexes qui unissent deux êtres. Bien sûr, il y a un contexte, et la mise en scène fascinante du metteur en scène laisse une nouvelle fois pantois. Virtuose de la caméra, Anderson, par un vocabulaire de l’image à la diversité passionnante, entre plans-séquences majestueux et gros plans saisissants, met la totalité du scope au service de l’émotion. Il y a dans le cinéma d’Anderson quelque chose qui relève de la voracité. Non pas orgiaque et désordonné comme chez Kusturica par exemple, mais plutôt quelque chose d’extrêmement sensuel. Le cinéma d’Anderson dévore son sujet, rognant soigneusement et patiemment la trame du récit jusqu’à aller à l’essentiel, l’évidence, l’os. D’où cette propension à démarrer ses films dans une débauche de matière, une nappe gorgée de mystère. Food for thought. Du gras pour les méninges en quelque sorte.
Reynolds Woodcock est un génie de la haute-couture. Toutes les femmes de la haute bourgeoisie de l’après guerre se damneraient pour porter ses pièces. Pourtant, Woodcock porte un lourd secret qui fait de lui un homme seul, misanthrope, muré dans une tour d’ivoire, accompagné seulement de sa sœur Cyril. Évoquant tour à tour le conte de Barbe-Bleue, le mythe de Cronos ou bien encore le règne sanguinaire d’Henry VIII, le personnage est maudit, prétendument porteur d’un sort que sa mère aurait jeté sur lui à sa mort. Prisonnier de ce complexe d’Œdipe qu’il s’est lui-même infligé – son travail acharné l’unissant d’un lien morbide à cette malédiction – Woodcock est un ogre doté d’une carapace sur laquelle viennent se briser les rares jeunes femmes qui entrent dans sa vie. Lassées de n’être que de simples muses à la beauté accessoire, elles sont poussées vers la sortie par la fidèle sœur.
Jusqu’au jour où…
Pour endosser le rôle du titan affamé (son ultime rôle aux dires de l’intéressé), qui d’autre que Daniel Day-Lewis ? Habitué des rôles habités, le comédien britannique, avec cette nouvelle performance, ne porte aucunement atteinte à sa carrière exceptionnelle. Sans surprise, tant on connaît le degré d’exigence que l’acteur porte aux rôles qu’il incarne, l’interprétation de Woodcock est un écrin somptueux dans lequel Day-Lewis, tour à tour enfant capricieux, despote vaniteux, casanova envoûteur, se réjouit comme un immense animal qui retrousse les babines, qui plisse les yeux, qui se meut plus qu’il ne se déplace, parcimonieux de ses gestes autant qu’effréné dans l’accomplissement de son art. Pour lui tenir tête, l’actrice Vicky Krieps (qui interprète la jeune Alma, dompteuse du monstre) ne déroge pas à la qualité de ce film en tous points fascinant.
Si l’on pense souvent à Visconti dans Phantom Thread, c’est sans aucun doute dû à cette guerre feutrée que se livrent les deux protagonistes. Ni cris, ni larmes ne viennent troubler un récit dont les lignes sont comme une fine trame, rhizome de sentiments tissé par les fantômes et arpenté par les vivants. Pris au piège de son propre stratagème, Woodcock laisse la jeune femme pénétrer chaque jour un peu plus dans son intimité jusqu’à ce que ni lui ni elle ne puissent faire machine arrière, mus tous les deux par une attraction d’abord malsaine, pour devenir acte de transfiguration. Sous nos yeux, va se jouer un drame haletant dont aucun des protagonistes ne sortira intact. En deux heures, se déploie lentement, mais avec une précision d’orfèvre, un étrange ballet des sentiments mené par le chef Anderson : l’émoi impromptu, la complicité vivace, puis l’intrusion sournoise des habitudes, l’irruption brutale des petits défauts qui se transforme en véritable dégoût, puis la reconquête, et l’abandon final, la découverte de l’autre et de soi. Mais à quel prix ?
Avec Anderson, tout se paye. Il n’y a pas de rescapés. Véritable moment de jubilation pour le spectateur, Paul Thomas Anderson pervertit les codes du conte de fées, la jeune bergère devient le loup, l’ogre devient la proie qui se laisse dévorer au petit matin.
Avec délectation, mais sans que l’élégance en pâtisse. Avec des toasts et une tasse de Lapsang.
Sortie le 14 février 2018
Réalisation et scénario : Paul Thomas Anderson
Photographie : Paul Thomas Anderson
Musique : Jonny Greenwood
Avec dans les rôles principaux :
Daniel Day-Lewis : Reynolds Woodcock
Lesley Manville : Cyril Woodcock
Vicky Krieps : Alma
Richard Graham : George Riley
Camilla Rutherford : Johanna
Brian Gleeson : Dr. Robert Hardy
Jane Perry : Mme Vaughan
Ingrid Sophie Schram : Ingrid
Julia Davis : Lady Baltimore
Gina McKee : Comtesse Henrietta Harding
Silas Carson : Rubio Gurrerro
Sue Clark : Biddy
Texte : Jimmy Kowalski
“Le cinéma d’Anderson dévore son sujet, rognant soigneusement et patiemment la trame du récit jusqu’à aller à l’essentiel, l’évidence, l’os.” : Exactement, il parvient à construire des personnages, une idée, et la développe dans son ensemble pour restituer son essence. Ici l’amour est torturé et tourmenté, pas d’idylle, un peu de bonheur, et beaucoup de malheur, lequel catalyse les sentiments d’un homme à la carapace solide qui ne parvient à se raccrocher à ceux qu’il aime que lorsqu’il est dos au mur.
PTA est fort pour créer du malaise mais toujours dans une volonté d’être sincère et pertinent dans le propos.