
Depuis La Forêt de Mogari en 2007, les films de Naomi Kawase m’énervent. Ils m’énervent d’être aussi délicats, aussi sincères, aussi évanescents dans leurs langages visuels que méthodiques dans leurs montages. Vous l’aurez donc compris, l’année cinéma commence très bien pour moi, merci. Avec Vers la lumière, son nouvel opus, la réalisatrice japonaise impressionne l’écran une nouvelle fois par son approche résolument poétique, filmant corps et lieux comme une aquarelliste qui laisse l’eau et les fibres du papier jouer avec ses pigments.
Comme dans le manga L’homme qui marche de Jirō Taniguchi, Misako (interprétée par la très belle Ayame Misaki) passe son temps à observer, puis décrire les objets du quotidien. Des enfants qui traversent dans la rue. Un businessman qui flâne. Un rayon de soleil qui se diffracte dans un prisme et caresse un mur. Simple passe-temps pour les autres, elle s’y exerce assidument pour exceller dans son métier d’audio-descriptrice pour le cinéma. Offrir des images à ceux qui ne voient plus. Traduire le visible et parfois l’indicible. Comment traduire, avec la concision que nécessite ce dispositif d’aide aux malvoyants, une émotion, ou bien l’intensité d’un regard ? Lorsque Misako entre en conflit avec un consultant quasi aveugle quant à sa perception et la transcription qu’elle fait d’une scène de film, la fine frontière entre le privé et le professionnel, entre l’intime et le public va se déchirer, occasionnant une remise en cause de la jeune femme sur sa conception de la vie et des relations qu’elle entretient avec ses proches.
Paradoxalement, alors que le film traite de la volatilité des émotions, Naomi Kawase, plus didactique qu’à l’accoutumé, met en place un dispositif filmique imperturbable à base de gros plans sur les visages des protagonistes, de détails des rues, comme si tout le film était uniquement documenté par la vision du personnage de Misako. Vision que le spectateur tend à comprendre comme réductrice, celle-ci s’acharnant à percevoir le détail comme essentiel à la compréhension, alors que l’évidence vient au final en laissant notre regard divaguer dans la globalité. Loin du poncif éculé “voyant/malvoyant, qui voit le mieux ?”, Naomi Kawase n’échappe pourtant pas à certaines lourdeurs, une tendance à la démonstration qui empêche le film de s’élever véritablement. Heureusement, dans la deuxième moitié du film, la réalisatrice, lorsqu’elle finit par faire s’entrecroiser les deux enjeux majeurs dans les pas de la jeune femme, permet, de manière fugace, au récit d’accéder à cette béatitude, cette force émotionnelle qu’on peinait à distinguer sur les visages qui inondent l’écran. Au delà de l’aspect purement graphique et parfaitement réussi de filmer en close-up une larme qui coule sur une joue pour émouvoir le spectateur, Naomi Kawase semble ici s’amuser avec la pleine capacité de l’image à pouvoir parfaitement restituer une émotion, démontrant presque à ses dépens qu’un récit bien rythmé passe avant tout par un principe d’alternance des plans.
Cependant, et c’est là que réside tout l’intérêt du film, n’oublions pas qu’il est ici question de mots, du verbe, de la parole. La parole libératrice, le son qui oriente. Là aussi, Naomi Kawase s’amuse avec le spectateur en optant dans un premier temps pour une dé-corrélation du propos de la cinéaste et des images qu’elle propose. D’abord les dialogues tentent de disséquer la représentation, puis la bande sonore superpose une couche de sons parasites pour restituer précisément l’environnement, et enfin la mélodie lancinante d’Ibrahim Maalouf vient combler les interstices. La première partie du film est une sorte d’explication de texte quasi scolaire où nulle place n’est laissée à la subjectivité, à l’errance émotionnelle, au silence propre à la rêverie. Ce n’est que lorsque débute la relation entre Misako et celui qui va devenir son mentor, le consultant Masaya Nakamori (Masatoshi Nagase, parfait en vieil ours blessé) que le film s’offre ses plus belles envolées et où l’on retrouve avec le même engouement la beauté aérienne de Still The Water. Masaya est un illustre photographe, dont la carrière s’est arrêtée suite à une cécité quasi totale et irréversible. Appareil photo en bandoulière, il refuse. Il refuse de laisser s’échapper les derniers faisceaux de lumière. Il refuse de laisser disparaître ce qui pour lui fut le plus cher. Il refuse l’inacceptable. Analogie évidente avec la condition humaine d’une part et très bel hommage par ailleurs à l’extraordinaire pouvoir de l’image, et du cinéma donc, d’encapsuler pour l’éternité des moments fugaces, le personnage de Masaya ainsi affligé par l’abandon forcé de sa passion offre à Misako, et dans un même élan, au film tout entier, un élargissement du spectre visuel et émotionnel.
La première confrontation entre Misako et Masaya donne le ton. Misako a trop décrit une scène, ne laissant plus aucune place à l’imaginaire. Suite aux critiques acerbes de Masaya, Misako tente avec application de rectifier le tir. Cette fois encore, Masaya la juge sévèrement pour n’avoir pas su exprimer l’émotion de la scène, faisant ainsi preuve d’un manque de courage à laisser parler ses propres sentiments. Lasse, la jeune femme peine à voir la vie d’un autre point de vue que le sien. Grave faiblesse pour quelqu’un dont le discours doit être universaliste ! Ce ne sera qu’en accomplissant un retour introspectif auprès des fantômes du passé, voyage mental de son enfance, qu’elle sera en mesure de véritablement comprendre le combat intérieur de Masaya. Un combat où l’envie de (sur)vivre se dispute avec le soulagement du repos de la mort. Lorsque les plus belles choses sont enchâssées à l’intérieur du cerveau, souvenirs fixés à jamais dans le grand livre cérébral.
Le très beau film de Naomi Kawase, bien qu’alourdi par un dispositif trop contraignant et didactique pour le propos, ne parle finalement d’autre chose que de la résilience. Lorsque deux êtres, l’une handicapée dans l’appréhension complète du monde par son manque de confiance en ses propres émotions et l’autre, submergée par une passion qui le dévore de l’intérieur et tyrannise son empathie naturelle, s’aident mutuellement à affronter leurs fardeaux intimes qui depuis trop longtemps les éreintent. Fusionner pour se réinventer. Comme d’habitude dans le cinéma japonais, trop pudique pour illustrer de manière littérale une attirance sexuelle, la caméra se bornera à montrer en un très beau plan d’une rare sensualité la main de Masaya qui caresse le visage de Misako lorsque, inéluctablement, sa cécité est devenue totale.
Et là, je ne peux m’empêcher de penser, et on finira là-dessus, à ces sublimes paroles de Bashung :
(…) Désormais je me dore
à tes rires
je me dore à tes nerfs
à la tyrannie du jour
désormais je me dore
à tes rires
je me dore à tes airs
à tous les luminaires
à l’endroit à l’envers
à la chaleur humaine (…)
Sortie le 20 mai 2017 (festival de Cannes 2017)
Sortie nationale le 10 janvier 2018
Réalisation et Scénario : Naomi Kawase
Musique : Ibrahim Maalouf
Avec dans les rôles principaux :
Masatoshi Nagase : Masaya Nakamori
Ayame Misaki : Misako Ozaki
Tatsuya Fuji : Kitabayashi & Juzo
Chihiro Ohtsuka : l’ami de Nakamori 1
Nobumitsu Ônichi : l’ami de Nakamori 2
Kazuko Shirakawa : Yasuko Ozaki
Kanno Misuzu : Tomoko & Tokie
Mantarô Koichi : Sano
Texte : Jimmy Kowalski
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