A GHOST STORY – DAVID LOWERY

Peu de choses ont changé depuis les débuts du cinéma. À bien y réfléchir, on projette toujours des images sur une surface plane et blanche. Quelque chose de suffisamment lisse et immaculé pour que n’importe qui puisse y projeter, à l’aide de sa propre camera obscura mentale, ses émotions, ses angoisses ou ses moments de pur bonheur. Une manifestation vertigineuse de l’âme en quelque sorte. Une boucle sans fin d’électricité, une connexion synaptique entre l’homme et la mécanique.

À bien y réfléchir encore, au cinéma, nous redevenons des enfants. Quelqu’un vient nous raconter des histoires de héros, de princesses à sauver, de bons et de méchants, et nous restons plusieurs heures parfois comme hypnotisé-e-s par un récit. Dans la vie de tous les jours, personne ne pourrait envisager un événement sans chercher à le rationaliser. Pourtant, dès qu’on franchit les portes d’une salle de cinématographe, chacun est prêt à gober n’importe quelle sornette. Et parmi toutes ces histoires qui parfois viennent du début des temps, les plus simples sont souvent les meilleures. Dans nos sociétés post-industrielles, elles s’appellent désormais contes, légendes ou mythes. Leur structure est aussi simple que leur sujet est complexe pour nous qui sommes conditionné-e-s par une mégatonne de principes normatifs. Georges Méliès l’avait bien compris, et aujourd’hui encore, il n’y a bien que les aficionados des new tech pour penser que la réalité augmentée offrira un futur plus orgiaque, une transcendance plus extatique que ne le fait le cinéma depuis plus de 100 ans.

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Un film tel que A Ghost Story le prouve merveilleusement bien. Un jeune couple vit paisiblement dans une maison. Les jours passent. Les sentiments s’effritent un peu mais la bienveillance est là, intacte, telle qu’aux débuts de leur idylle. Quand l’homme décède brutalement, il ne peut se résigner à quitter les lieux et revient sous la forme d’un ectoplasme, simple forme recouverte d’un drap blanc. Âme hantée par ses propres regrets, il ne fait ni peur ni sourire. Il est là, invisible aux yeux des vivants, ou devrais-je dire des “pas-encore-morts”. Spectateur de la vie qui se déroule sans lui, cette vie qu’il aurait pu, qu’il aurait dû continuer à avoir aux côtés de la femme qu’il aime, il assiste médusé au passage du temps.

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Certes, le film de David Lowery en déconcertera plus d’un, fera assurément fuir tous les détracteurs d’un cinéma TRÈS lent et TRÈS introspectif mais ravira les fans de Jarmusch et Malick réunis. Moins drôle que Jim, mais beaucoup plus digeste que les réflexions ontologiques du réalisateur de Tree of Life, le cinéma de Lowery démontre qu’on peut explorer des terrains de réflexion qui filent le vertige, avec une simplicité de récit désarmante. En une heure et demie et trois dialogues plus tard, peu de films peuvent se vanter d’avoir, ne serait-ce que cette année, générer de questions méta-physiques sans, pour autant, tomber dans le bigger than life bouillonnant d’un Christopher Nolan. Cependant, si l’âpreté de la mise en scène pourrait faire passer Bergman pour un sacré boute-en-train – après tout, il s’agit pour le spectateur de laisser son regard et son esprit divaguer dans de long plans fixes doucement traversés par une silhouette blanche mutique – jamais l’ennui ne vient pointer son nez. Car Lowery possède une maîtrise du rythme qui lui donne une posture d’équilibriste. Lorsque la seconde devient journée, que la minute devient décennie, que le matériau visuel devient aussi ténu qu’une volute de fumée, le réalisateur s’emploie à composer une partition où chaque instant fait sens. L’hésitation devient un geste, le regard devient une courbe, le mouvement devient une forme, créant une temporalité uniquement mue par la force de la volonté. Einstein, qui n’a pas écrit que des conneries, disait : « Placez votre main sur une poêle une minute et ça vous semble durer une heure. Asseyez-vous auprès d’une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute. C’est ça, la relativité ! » Lowery reprend cette jolie formule et égrène les heures au rythme des émotions. Voilà tout le secret de ce film, simple et beau : la mécanique du cœur a des râtés, un tempo tout en arythmie au gré des sensations.

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Comme tout fantôme qui se respecte, même si son enveloppe corporelle s’est dissoute, un cœur bat encore sous son linceul. Nostalgique des bonheurs simples de la vie dont les souvenirs l’empêchent de rejoindre l’au-delà et le repos éternel, le spectre cherche un indice qui le pousserait vers la sortie, un indice qui le convaincrait de l’utilité de son passage sur Terre. Et c’est dans cette quête, deuxième partie de l’arc narratif, que le film prend toute sa dimension. Sujet éminemment philosophique sans cesse rebattu depuis Épicure jusqu’à Heidegger, le questionnement sur la finitude humaine prend une tournure autrement plus sympathique dans A Ghost Story. Évitant tout sentimentalisme mièvre, Lowery opte pour l’évidence : s’il ne devait rester qu’un motif susceptible de rendre la vie de chacun d’entre nous incomparable à celle d’un autre être humain, c’est l’amour. Ce truc qui déplace les montagnes, et plus prosaïquement qui crée la vie, offre la possibilité à chacun d’entre nous de narguer l’éternité en laissant un témoignage de notre passage éphémère. Et pour mieux enfoncer le clou, David Lowery propose un interlude en forme de monologue en plein milieu du film qui serait hilarant s’il n’était pas aussi chargé d’émotion. Dans une soirée, il y a toujours ce type présomptueux qui assène des vérités fondamentales. On a tous et toutes rencontré ce genre de gars. Ici, le réalisateur fait appel au joyeux luron Will Oldham, chanteur de Palace et de Bonnie Prince Billie, auteur du somptueux I See A Darkness. Et donc le personnage incarné par Oldham discoure comme un cliché de film indépendant new-yorkais sur l’absurdité de la vie. Jusqu’à ce qu’il fasse mouche, jusqu’à ce que la musique alentour s’estompe, que les corps se figent, que tous écoutent la vérité nue.

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Il n’est finalement question que de ça dans A Ghost Story : qu’est ce qui fait tourner le monde ? Pourquoi j’aime cette femme ? Pourquoi j’aime cet homme ? Et même s’il y aura toujours des grincheux pour trouver l’exercice pontifiant et dénué d’intérêt formel à l’heure des écrans 4K et des CGI porn calibrés pour les multiplexes, le dénuement de cette œuvre délicate clôt parfaitement bien cette année cinéma commencée avec La La Land.
En pas de deux.

Sortie le 20 décembre 2017
Réalisateur : David Lowery
Scénario : David Lowery
Musique : Daniel Hart
Montage : David Lowery
Photographie : Andrew Droz Palermo
Avec dans les rôles principaux :
Casey Affleck : C
Rooney Mara : M
Will Oldham : Le prédicateur
Sonia Acevedo : Maria
Rob Zabrecky : Le pionnier
Liz Franke : Linda
Grover Coulson : L’homme en chaise roulante
Kenneisha Thompson : Le docteur
Barlow Jacobs : Le jeune homme du téléphone
McColm Cephas Jr. : Le petit garçon
Carlos Bermudez : Carlos
Yasmina Gutierrez : Yasmina
Texte : Jimmy Kowalski

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