
Un ancien Marine traumatisé et brutal. Une adolescente fugueuse kidnappée par des prédateurs sexuels. Ça ne vous rappelle rien ? En 1976, Martin Scorsese allait remettre les pendules du cinéma mondial à l’heure de New York grâce à la performance époustouflante de Robert de Niro, la musique envoutante de Bernard Herrmann et une vision inédite de la marginalité et de la violence. En 2017, Lynne Ramsay propose une nouvelle variation sur le thème du justicier solitaire. Pourtant, la comparaison s’arrête là même si ce film, comme son illustre prédécesseur Taxi Driver, ne laissera sûrement personne indifférent. Exercice de style maniéré à la complaisance douteuse pour les uns ou renouveau déterminant du roman noir hard-boiled pour les autres, je vous invite ce soir à découvrir You Were Never Really Here (adapté du roman éponyme de Jonathan Ames et pourtant bizarrement renommé par les distributeurs français A Beautiful Day).
You Were Never Really Here fait partie de ces films dans lesquels on entre difficilement. Profusion d’informations, action en train de se dérouler ou sur le point de s’achever, multitude de plans serrés. En quelques secondes, on est forcé de percevoir les tenants de l’histoire si l’on ne veut pas avoir à ramer pendant la première demi-heure de film. Et quand, au détour d’un mouvement de caméra fugace, le personnage range méthodiquement un marteau taché de sang dans un sac plastique, on sait que ça va être compliqué.
Premier atout du film, la caméra nous agrippe (et ne nous lâchera plus jusqu’au dénouement) et nous arrime littéralement au personnage de Joe (Joaquin Phoenix). Dès lors, non seulement est-on le témoin direct des faits accomplis par celui dont on comprend très vite qu’il est un tueur à gages, mais la caméra ausculte aussi immédiatement son psychisme. Plusieurs temporalités se mettent alors en marche, et de cette symphonie visuelle balbutiante et vociférante à la fois, surgit toute la complexité du bonhomme. Amoral et intègre. Victime et bourreau. Doux et irascible. Lynne Ramsay évite l’écueil du long pensum introductif sur l’homme traumatisé par des violences subies durant l’enfance, auxquelles s’est ajouté un syndrome de stress post-traumatique, en injectant directement dans l’action les associations d’idées, les souvenirs, les analogies qu’opère le cerveau chaotique de Joe. Le véritable tour de force de cette arythmie scénaristique est de diffuser sur le film, lentement mais implacablement, à la manière d’un mal qui ronge, la vision de la sempiternelle psychose à l’œuvre dans la tête du tueur. Jamais ces fulgurances psychotiques ne viennent néanmoins perturber le déroulement du récit car elles sont au contraire, tels des feux de circulation, les points de repère de cet être à la dérive. Aller-retours continuels entre une immédiateté fantomatique sous psychotropes et un passé en forme de plaie béante, chaque flashback vient apporter une nouveau détail au portrait sans fard d’un homme construit et déterminé par sa douleur.
Autre richesse du film, alors que n’importe quel autre réalisateur aurait pu se planter dans une stylisation maladroite de la violence (la critique ne s’était pas privée avec Nicolas Winding Refn pour Only God Forgives), Lynne Ramsay opte ici pour une mise en scène en léger différé, préférant s’attarder non pas sur les actes violents en eux-mêmes, mais sur les effets de la violence sur les gens, qu’ils soient offenseurs ou défendants. La réalisatrice va jouer ici sur la prédominance de la bande sonore orchestrée par Jonny Greenwood, là sur un décadrage ou la vision trouble sur un écran vidéo plutôt qu’un cadrage de plain-pied, là encore une ellipse dans la narration, pour laisser à l’humain le temps d’envisager les événements dans une dimension affective plutôt qu’un traitement linéaire du récit. On discerne plus que l’on voit, on compte les cadavres plus qu’on subit l’impact du marteau qui brise les os, ou la balle qui transperce les chairs, stoppant net toute complaisance à l’égard d’un voyeurisme malsain. Lynne Ramsay s’appuie sur une restitution des faits dans “la seconde d’après”, pour montrer l’effroyable cycle perpétuel de l’introspection permanente d’un homme pourtant dépossédé de sa miséricorde. À la violence sadique de son père insensée pour ses yeux d’enfant, face à des faits de guerre inconcevables en tant que soldat, Joe, devenu tueur à gages en réaction à ses blessures passées, répond désormais par une incarnation élaborée de ses actes, cherchant à faire corps avec ceux-ci pour pouvoir tenter d’exister au quotidien. Survivant d’une mécanique d’anéantissement de l’individu qui a creusé son âme de l’intérieur, et qu’il n’a eu de cesse de tenter de remplir tant bien que mal, Joe se matérialise comme une masse brute, sorte de grizzli à la fois pataud et foudroyant, et agit sur son environnement direct via le prisme de ses souvenirs hantés, incapable d’exister. Tout simplement.
On l’aura compris, la réalisatrice britannique ne s’intéresse pas tant au récit, somme toute assez simple – un tueur à gages tente de sortir une adolescente d’un réseau de pédophiles – qu’à l’intériorité tourmentée de ses protagonistes. À ce titre, Lynne Ramsay offre tout au long du film un rôle à la mesure du talent protéiforme de Joaquin Phoenix, tour à tour attendrissant et effrayant, drôle et morbide, le visage dévoré par une énorme barbe au dessus de laquelle deux yeux bouillonnent d’une énergie primitive, les épaules tombantes et les poings serrés. Véritable allégorie d’un ange-gardien cauchemardesque face à l’autre révélation du film, la jeune Ekaterina Samsonov, interprète de Nina. Et lorsque ces deux âmes perdues se rencontrent enfin, les nuages se dissipent, la lumière commence à rentrer par de minces interstices, et de murmures en brouhaha, la vie inonde l’écran jusqu’à ce qu’enfin Joe et Nina s’évadent vers des lieux débarrassés de toute noirceur. Là encore, grâce à une pudeur, qui transforme en poésie sensible et lumineuse, un dénouement qu’on aurait pu craindre dangereusement équivoque – on se souvient encore de l’inconfort généré par la vision de certaines scènes du Léon de Luc Besson – Lynne Ramsay offre une fin apaisée, asexuée, loin de la confusion du début du récit, montrant Joe, libéré de sa carapace, prêt à enfin envisager une existence conjuguée au futur, enfin délestée du poids mortifère de son passé. Comme s’il n’avait jamais existé.
Sortie le 8 novembre 2017
Réalisation : Lynne Ramsay
Scénario : Lynne Ramsay, d’après la novella You Were Never Really Here de Jonathan Ames
Montage : Joe Bini
Musique : Jonny Greenwood
Avec dans les rôles principaux :
Joaquin Phoenix : Joe
Ekaterina Samsonov : Nina
Alessandro Nivola : le sénateur Williams
Alex Manette : le sénateur Votto
John Doman : John McCleary
Judith Roberts : la mère de Joe
Frank Pando : Angel
Dante Pereira-Olson : Joe, à l’âge de 8 ans
Jonathan Wilde : le père de Joe jeune
Scott Price : l’homme au pistolet
Texte : Jimmy Kowalski
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