DETROIT – KATHRYN BIGELOW

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« Je ne peux pas y retourner. Je ne me sens pas en sécurité. Il y’a les flics là-bas. » Ces mots tombent comme une dalle de béton sur une tombe et referment le livre des violences de Detroit. Déjà sérieusement fracassé-e-s par les 143 minutes à encaisser droites dans les côtes et uppercuts dans la mâchoire, les spectateurs-trices sont finalement terrassé-e-s par l’évidence glaciale du constat. Avec son dernier long-métrage, Kathryn Bigelow n’hésite pas une nouvelle fois à appuyer là où l’Amérique (et le reste du monde, ne faisons pas d’anti-américanisme primaire) a mal. En 2016, aux États-Unis, sur 707 personnes tuées par les forces de police, 164 sont des hommes afro-américains dont 14 non armés.

En 1995, sort en salles Point Break. Cette romance gay (si si, je vous assure) dissimulée sous les atours d’un gros blockbuster testostéroné est réalisé par …une femme : Kathryn Bigelow. Keanu Reeves et Patrick Swayze. Tough and tender. On appréciera toute l’ironie du parcours de Bigelow (ex-femme de James Cameron qui lui souffla un Oscar avec… Avatar) depuis cette période bénie où l’on pouvait défourailler pour lâcher du lest dans les blockbusters du Cool Hollywood jusqu’à The Hurt Locker en 2009 et, plus récemment, Zero Dark Thirty. Entre temps, un 11 septembre 2001, 2977 personnes perdent la vie en moins de deux heures. Et Bush Jr s’en va-t’en-guerre dans les traces de Pôpa, précipitant avec lui 6717 soldats dans la mort. Quant aux civils tués de manière directe ou indirecte, une “estimation basse” faite par une coordination de plusieurs associations fait état de plus d’1,3 millions de morts dans la Guerre contre le Terrorisme en Irak et en Afghanistan. De quoi effectivement donner une furieuse volonté de changer sa caméra d’épaule à celle qui disait récemment dans une interview au Guardian : « What I learned was that art has a political responsibility. It’s not meant to be decorative. / J’ai appris que l’art a une responsabilité politique. Ce n’est pas seulement décoratif. » Au carrefour du reportage et de la fiction, là où affect et regard s’entre-choquent, où sensibilité personnelle et morale laïque fusionnent, le cinéma de Bigelow relève de l’urgence et de la nécessité. « Suis-je la bonne personne pour réaliser Detroit ? Sûrement pas. Mais cela fait 50 ans que ces faits sont restés dans l’ombre, et peu importe que je sois ou non la bonne personne si l’histoire est racontée. La communauté blanche doit prendre ses responsabilités concernant le racisme aux États-Unis. Alors, j’essaye, en tant que réalisatrice, d’encourager ce mouvement. » déclarait-elle encore quand on la questionnait sur la genèse de son dernier brûlot.

Chez Kathryn Bigelow, la caméra tâtonne, le verbe est erratique, mais c’est pour mieux embrasser la globalité du contexte, pour ne rien rater. Pour que chaque fait reprenne sa juste place dans le continuum historique. Pour que l’entreprise de digestion des vainqueurs de la Grande Histoire démocratique ne fasse pas oublier les brûlures d’estomac, les faits divers dégueulasses de l’Oncle Sam. En 1967, d’importantes émeutes eurent lieu à Détroit pour protester contre la ségrégation raciale aux États-Unis et la guerre au Viêt Nam. Dans un chaos de guerre civile, la police de Detroit et la Garde Nationale assiégèrent l’Algiers Motel d’où semblaient provenir des tirs d’armes. Un piège mortel va se refermer pendant une nuit entière sur huit occupants dont Larry Reed, chanteur du soul band The Dramatics. Durant l’escalade de terreur, orchestrée par des policiers ivres de violence sadique, 3 hommes afro-américains seront assassinés à cause du simple fait d’être noir. Quand finalement les trois policiers seront jugés pour homicide volontaire, le jury, exclusivement composé de blancs, ne les reconnaîtra pas coupable. Et puis ? To serve and protect, qu’y disait.

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Portrait volontairement à charge contre les États-Unis d’AmeriKKKa, synonyme (plus que jamais en 2017) de violences policières sur fond de racisme institutionnalisé, le film de Kathryn Bigelow ne verse jamais pour autant dans la surenchère de la violence visuelle à laquelle nous ont habitués les réalisateurs masculins d’Hollywood. Là où l’on pouvait craindre un déferlement d’hémoglobine, de cascades et de pyrotechnie chez un autre, elle construit un scénario sec comme un coup de matraque en forme de survival cérébral, respectant les unités de temps et de lieu, provoquant chez le spectateur une irrépressible sensation d’oppression, et au final de nausée habituellement produite par la vision d’un torture porn. La caméra capte d’abord la stupeur face à la barbarie dans un incessant ballet tournoyant en tous sens, la surenchère de l’horreur ne s’installant vraiment que grâce au travail d’orfèvre sur la bande sonore, qu’à force d’aboiements, d’ordres assénés, de prières hurlées, de dernières suppliques étouffées par la mort. Tour de force du film qui, est-il besoin de le rappeler, ne se base malheureusement que sur les faits racontés par tous les protagonistes de cette nuit en enfer.

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À l’instar du Fils de Saul de László Nemes, à mi-chemin entre Shoah de Jacques Lanzmann et Schindler’s List de Spielberg, Detroit opère dans cette faille douloureuse, cet art cathartique à toute société contemporaine (encore Debord…) où le creuset intellectuel et analytique s’effondre sur lui-même, sous le poids toujours plus croissant de l’ultra-connexion, quiconque n’arrivant plus à distinguer dans l’amalgame les faits de la rumeur, la polémique du débat, la mauvaise foi partisane de la bienséance confite ; alors la fiction peut s’octroyer la prérogative du documentaire de témoigner, l’image cadrée devenant, grâce à la finesse d’analyse de la réalisatrice, un observatoire méticuleux des bassesses de l’humanité. Par l’urgence de l’implication, la barrière déontologique du reporter est allègrement franchie. Et cependant, par la nécessité de la vérité, la mise en place ne devient jamais mise en scène. Après 50 ans dans l’ombre, les faits sont enfin dans la lumière crue. Même si (parce que ?) la justice n’a pas tenu sa position, chaque spectateur sera désormais à même d’envisager les faits.

Il est heureux de voir, à l’heure du scandale Weinstein et de la polémique Dove, que ce soit une femme, convergence des luttes oblige, qui remette sur le devant de la scène des faits que d’aucuns voulaient classer sans suite. Aujourd’hui et plus que jamais, une image, voire un hashtag, vaudra toujours mieux qu’un silence assourdissant.

Sortie le 11 octobre 2017
Réalisation : Kathryn Bigelow
Scénario : Mark Boal
Avec dans les rôles principaux :
John Boyega : Melvin Dismukes
Will Poulter : Philip Krauss
Algee Smith : Larry Reed
Jacob Latimore : Fred Temple
Jason Mitchell : Carl Cooper
Hannah Murray : Julie Ann
Kaitlyn Dever : Karen
Jack Reynor : Demens
Ben O’Toole : Flynn
John Krasinski : Auerbach
Anthony Mackie : Greene
Nathan Davis Jr. : Aubrey
Texte : Jimmy Kowalski

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