
Que nous restera-t-il à la fin ? Lorsque même nos corps seront épuisés par des millions d’années d’évolution ? Que la Terre ne sera plus qu’une gigantesque décharge dérivant dans le désordre entropique de l’Univers ? Si la fin de l’humanité signe l’arrêt de mort de “Dieu”, ou n’importe quel autre nom que l’on veuille donner à ce fichu truc, sentira-t-on encore des âmes émettre la moindre pulsation d’empathie dans le vide galactique ? Philip K. Dick, dans son roman Do Androids Dream of Electric Sheep? semblait le penser. 16 ans plus tard, Ridley Scott signait, avec Blade Runner, une adaptation cinématographique spectaculaire, à la fois oppressante et visionnaire, qui marquera l’histoire du cinéma au point de voir classer ce long-métrage parmi les 100 meilleurs films de tous les temps (sic) dans le classement prestigieux de l’American Film Institute.
Parabole existentialiste et trip visuel, Blade Runner raconte la chasse à 4 replicants, des androïdes à l’apparence humaine, dans le Los Angeles labyrinthique et surpeuplé de 2019. Cette mission, visant à éliminer ces esclaves synthétiques devenus encombrants pour la société, est opérée par Rick Deckard, un ancien policier opiniâtre et misanthrope. Lorsqu’il tombe amoureux de l’assistante du créateur des replicants, les choses se compliquent fortement. On s’en doute. La suite relève du mythe, et d’une discorde homérique et sans fin sur la nature humaine (ou pas) du personnage de Deckard. La musique envoûtante de Vangelis. La pluie apocalyptique. La ville-monde saturée de néons et d’hologrammes. Sean Young. Harrison Ford. Et le monologue final de Rutger Hauer. Rarement un film n’a requis autant de superlatifs et n’a autant inspiré (ou tétanisé) nombre d’auteurs de films, de séries télé, de jeux vidéo ou même de clips musicaux. Jusqu’à récemment, quel fou aurait pu penser pouvoir escalader cet Everest du 7e art sans s’attirer la risée et les foudres des cinéphiles du monde entier ?
Et ben, pas fâché semble-t-il par les semi-échecs de la franchise Alien, mon Ridley Scott himself a donc décidé de remettre le couvert. Bon, quand même, soit il avait une autre réalisation sur le gaz, soit il avait quand même un peu les miquettes suite au camouflet d’Alien:Covenant, soit il a fait preuve d’un peu d’humilité, bref, toujours est-il qu’il n’assure que la production exécutive, et que la mise en scène revient à Denis Villeneuve, réalisateur canadien au parcours absolument immaculé depuis Incendies, qui le fit découvrir au grand public en 2010.
Comme l’appellation “Blade Runner 2” faisait un peu nanar, le film s’appelle donc Blade Runner 2049, ce qui claque vachement plus et permet accessoirement de comprendre que l’intrigue se déroule 30 ans après les événements du premier film. C’est pratique, le spectateur est moins largué étant donné que Rick Deckard a disparu. On va suivre désormais les péripéties/introspections d’un autre Blade Runner, l’officier K lui aussi chargé de « retirer » des réplicants renégats. À nouveau, un glitch dans la mécanique bien huilée de ces exécutions arbitraires va faire basculer la vie monotone du policier et menacer l’équilibre de la société toute entière. Et c’est là que les choses se corsent. Non pas pour l’officier K, mais plutôt pour la patience du spectateur, rudement mise à l’épreuve. 2h43 de surenchère, car il semble bien que l’atout majeur (et malheureusement unique) que Ridley Scott, le scénariste Hampton Fancher et Denis Villeneuve aient décidé de sortir de leur manchettes respectives soit celui de faire dans le « toujours plus ».
Toujours plus de gigantisme, toujours plus de musique aux accents post-modernes, entre nappes synthétiques et rugissements industriels, toujours plus de basses lumières (applaudissons tout de même l’orfèvrerie visuelle dont nous gratifie une nouvelle fois le chef-op Roger Deakins), toujours plus de mystères éventés que le scénariste, galvanisé par la très bonne idée du début mais coincé ensuite, tricote jusqu’à l’étourdissement, toujours plus d’effets spéciaux, rarement au service du récit mais assurant le cahier des charges du savoir-faire hollywoodien.
Pourtant, surgissent parfois quelques moments où Denis Villeneuve, et Ryan Gosling, l’interprète du personnage principal, effleurent cette perfection extatique qui émanait de la vision du premier opus. Lorsque, dans la vision cauchemardesque de l’échec de l’humain – et son corollaire, la résilience de l’âme dans l’intelligence artificielle – on perçoit des vérités qui donnent le vertige, le film retrouve une (fragile et éphémère) grâce aux yeux du spectateur. Gosling, adepte d’un jeu hermétique et énigmatique, focalise toutes les projections mentales et permet d’ouvrir un champ de questionnements que le scénario, faute d’un script plus sensoriel qu’intellectuel, peine (trop) souvent à établir, noyé dans la contemplation de son propre paradigme. Non pas que l’on attendait un oracle. Mais, quitte à ouvrir la boite de Pandore, Scott et Fancher auraient dû se demander si les choses qu’ils comptaient en sortir n’allaient pas sentir le renfermé.
En 2017, 35 ans après le premier film, 51 ans après la nouvelle de Philip K. Dick, jamais l’Homo Sapiens n’a été aussi proche de la confrontation avec une véritable intelligence artificielle capable de défier notre orgueil de faux démiurge, capable de faire valser nos certitudes de quintessence de l’évolution. D’où cette douloureuse sensation d’assister à un simulacre, au sens d’une réalité filmique qui ne vaut que pour ce qu’elle nous délivre visuellement, et non pas pour le sens qu’elle souhaiterait nous donner. Mais, après tout, n’est-ce pas le paradoxe du cinéma ? Dans le cas de Blade Runner 2049, le malheur est justement que ce film est une suite, trop attendue, qui ne donne lieu qu’à la perpétuation du mythe, voire sa simple commémoration.
Frilosité des studios ? Peur de l’échec commercial ? Ou bien, cela étant plus préoccupant, doxa mondiale dans laquelle stagne la pensée actuelle ? À l’aune des futurs bouleversements scientifiques que les plus folles prédictions seraient en peine d’envisager, le cinéma aurait sans doute un rôle primordial, plus légitime que jamais dans son rôle d’usine à rêves, plus défricheur qu’archiviste. Si, un jour, les androïdes rêvent bien de moutons électriques, l’homme pourra peut-être prendre le temps de redevenir un être doué d’imagination.
Sortie le 4 octobre 2017
Réalisation : Denis Villeneuve
Scénario : Hampton Fancher et Michael Green, sur une idée d’Hampton Fancher et Ridley Scott, d’après les personnages créés par Philip K. Dick
Avec dans les rôles principaux :
Ryan Gosling : officier K du LAPD
Harrison Ford : Rick Deckard
Ana de Armas : Joi
Sylvia Hoeks : Luv
Robin Wright : lieutenant Joshi
David Bautista : Sapper Morton
Carla Juri : Dr. Ana Stelline
Jared Leto : Neander Wallace
David Dastmalchian : Coco
Edward James Olmos : Gaff
Sean Young : Rachael
Texte : Jimmy Kowalski
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