STEPHEN KING – LA TOUR SOMBRE

“L’Homme en noir fuyait à travers le désert, et le pistolero le suivait”. Ces quelques mots sont devenus cultes – voire mystiques – pour une communauté de fans aussi discrète que massive. Cette phrase, c’est l’incipit du premier tome de La Tour Sombre (The Dark Tower), une série de 8 romans écrits sur plus de quarante ans par le maître Stephen King. Ces quelques mots reflètent aussi un moment important dans la quête insensée du héros, Roland Deschain, ancien pistolero d’un monde en ruines aux relents de légendes arthuriennes et bibliques.


La Tour Sombre, c’est un monstre sacré de la littérature fantasy que Stephen King définit lui-même comme “la Jupiter de [son] imagination”. Car oui, vous vous tromperez en croyant tout connaître de King après avoir lu Ça, Carrie, Misery ou les plus récents Dôme ou Mr. Mercedes. La Tour Sombre est au-delà de toute son œuvre “grand public” : c’est une série qui transcende, à bien des niveaux. Le premier tome (Le Pistolero) est sorti en 1982 et il fallut attendre 2012 pour la dernière pierre de l’édifice : La Clé des Vents venant s’intercaler avec justesse entre les tomes 4 et 5.

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L’identité propre de La Tour Sombre

On l’a dit, cette série est hors norme, non seulement dans les codes habituels de l’auteur, mais aussi dans la littérature de ce type. D’ailleurs, il est bien difficile d’attribuer un genre à la saga : fantastique, heroic fantasy, epic fantasy… Stephen King avoue sous le cachet de la naïveté de l’adolescent qu’il était au moment de l’écriture du premier tome, qu’il envisageait cette histoire comme « [son] Seigneur des Anneaux ». Cela peut paraître prétentieux, et pourtant l’effet sur le lecteur est le même : on est emporté dans un tourbillon épique et haletant, en suivant des personnages que tantôt on adore tantôt on haït, le tout dans un univers riches en détails et hautement convainquant. Oui, la recette est bonne mais ça ne suffit pas pour faire un chef-d’œuvre.

Pourtant il suffit de lire une page de La Tour Sombre pour reconnaître l’œuvre. C’est là toute la puissance de l’écriture : ces livres ont une identité propre. Cela passe non seulement par un rythme narratif bien particulier, mais aussi par un vocabulaire unique (qui est d’ailleurs fort bien traduit en français par Marie de Prémonville !). Je vous invite à vous prêter à un petit jeu en lisant le prochain paragraphe, empruntant des termes du vocabulaire caractéristique de La Tour Sombre.

Je dis grand merci, car le sai romancero a pris bien soin de faire usage à tout un vocabulaire reflétant les traditions du Tout-Monde, delah. Je dis vrai, le ka est une roue et comme lui, les mots reviennent sans cesse et sont souvent lourds de sens, vous intuitez. La langue sacrée du Haut-Parler est celle du Blanc, d’Arthur Eld, et la diversité de ses dictons et expressions bien gâches donne du caractère à l’histoire. D’ailleurs, quelques-uns sont devenus très célèbres j’en jurerais par ma montre et mon billet. Le glam des mots se reflète comme dans de l’eau et, dans les baronnies, chaque chose a un nom : du tet-ka can gan à la ki-boîte !

Bon, je vous rassure tout n’est pas écrit comme ça, mais voilà quelques exemples de la « patte » de King dans ces romans.
La conception du multivers

Ici, la Tour Sombre représente le tout, l’univers, les rêves et les vestiges d’un monde perdu fais de magie et de technologie (on parle d’ailleurs des Grands Anciens, n’en déplaise aux amateurs d’H.P. Lovecraft). Le protagoniste central, Roland, est un “pistolero” comme son père avant lui, c’est-à-dire un chevalier ayant troqué l’épée pour d’antiques revolvers. Pour des raisons expliquées assez tardivement dans la saga, il se met en quête de trouver cette Tour au centre du monde en suivant les traces de “l’Homme en noir”, figure mystérieuse et malfaisante. Sur son périple, il se liera d’une amitié profonde, quasi-amour, avec quatre personnages hallucinants de réalisme, piochés dans le New-York de trois époques différentes. Ensemble, ils forment un ka-tet, un groupe lié par des énergies primaires et puissantes issues de la Tour même.

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Cette tour, c’est le principal protagoniste de la saga, qu’on voit le plus souvent par le biais de vision, trompe-l’œil, racontars et autres affabulations. La légende dit qu’il existe un endroit au centre du monde qui agit comme un pivot autour duquel tournoie tout ce qui existe, et que cet axe universel a pris la forme d’une haute tour noire cerclée de fenêtres baroques qui tourbillonnent en spirale. Elle se trouve aux confins du monde, dans un champ de roses rouge au milieu duquel elle est née d’un jaillissement de magie puissante : le Prim.

Pour en maintenir la cohésion, douze Rayons canalisent les forces mystiques de la tour vers le monde, et chacun est protégé par un animal gardien : rat, poisson, chauve-souris, lièvre, aigle, lion, chien, cheval, ours, tortue, éléphant et loup.

Rapidement, le récit prend une tournure inattendu, amorcée par la phrase non moins célèbre « Va, il y a d’autres mondes que celui-ci », et le lecteur est pris de vertige face à ce constat : la Tour n’est pas unique, elle est partout et contient tous les mondes possibles.
C’est plutôt astucieux, et cela permet à Stephen King de se prêter à toutes les fantaisies possibles (même celle de devenir lui-même personnage de son récit, et brisant avec ingéniosité le « quatrième mur » littéraire).

La notion de multivers se retrouve également dans tous les clins d’œil, plus ou moins discrets, aux autres romans de Stephen King. Les amateurs de ses romans se régaleront à retrouver des lieux ou des personnages venus d’autres ouvrages (Le Fléau, Salem, Cœurs perdus en Atlantide, etc.).

Les thèmes abordés

Se tissant sur huit volumes, le roman permet d’aborder des thématiques très variées. La principale est celle de la quête. Le premier chapitre pose le constat suivant : un homme (Roland le pistolero) en poursuit un autre (l’Homme en Noir). Mais il faudra attendre bien des pages avant de savoir pourquoi il le suit, et il en va de même avec la quête de la tour. Quand on demandait à l’alpiniste George Mallory pourquoi il escaladait l’Everest, il répondait « car il est là ». Roland est pareillement attiré par la Tour : il ne sait pas pourquoi il y va, ni même si elle existe vraiment, mais il doit y aller car le monde est perdu, lui l’est aussi et le rêve de cette tour est son seul phare dans les ténèbres. Comme Roland et son ka-tet, le lecteur est lui aussi aspiré par la Tour et prit dans une course folle et absurde.

Le second thème majeur est selon moi celui de l’héritage, des impacts du passé sur le présent et le futur. L’histoire de Roland est complexe et bouleversante. Il a grandi dans la fastueuse cité de Gilead, élevé en pistolero, comme son père avant lui. Après divers évènements que je ne pourrais vous relater ici sans vous gâcher le plaisir de la découverte, il est contraint de partir, tout enfant qu’il est encore. Mais cet enfant grandit bien trop vite, et est rapidement confronté à des évènements qui le marqueront à jamais. Dès lors, il marche ; mais son passé n’est jamais très loin et l’accompagne comme son ombre.
La notion d’héritage est très importante car elle est intimement liée à celle du temps, qui ne s’écoule plus normalement depuis des années. Le monde est pourri : les animaux naissent avec des pattes en trop, les enfants sont dégénérés et le temps est mou. Pourtant la relation de Roland et ses compagnons créé une énergie nouvelle, mais en tant que lecteur, on a toujours cette impression douce-amère que chaque instant présent appartient depuis longtemps au passé. Vous devinerez que de la main de Stephen King, cette impression n’est pas le fruit du hasard, mais je n’en dirais pas plus à ce sujet.

Enfin, le troisième aspect qui se dégage de cette saga est celui de la lutte du bien et du mal. Oui, oui, on a vu ça mille fois et c’est généralement le moteur principal d’un récit. Ce qui est intéressant dans La Tour Sombre, c’est de constater à quel point cette lutte peut revêtir des visages bien différents. Il y a d’abord la lutte de Roland – le bien, le Blanc – contre l’Homme en Noir – le mal, le Rouge. Mais il y a surtout tous les combats intérieurs des personnages, notamment au sein de deux des compagnons de Roland : Eddie et Susannah. Le premier est un junkie trouvant son réconfort dans la cocaïne et l’héroïne et est tiré contre son gré dans le monde de Roland où il va devoir se sevrer, tout seul, dans un environnement hostile et après des évènements fort douloureux. La seconde, Susannah (Odetta ou encore Detta) est confronté à une lutte intérieure bien plus forte du fait de sa schizophrénie violente. Au final, King nous régale en faisant résonner les paradoxes et les ressemblances trompeuses.

La Tour Sombre au cinéma

Après de nombreux allers et retours, un film sur La Tour Sombre va enfin sortir : le 16 août 2017 ! Il est réalisé par Nikolaj Arcel (Millénium, Les Enquêtes du Département V) et nous montre Idris Elba en Roland et Matthew McConaughey dans le rôle de l’Homme en Noir. Ce film est très attendu par les fans, mais pas forcément en bien. Effectivement, le film et notamment son casting ont suscité de nombreux débats. Le choix d’Idris Elba, un afro-américain, pour jouer le personnage de Roland (décrit dans les livres plutôt comme Clint Eastwood) a déchaîné la fureur des connaisseurs, et à juste titre : une partie du récit est basée sur les échanges entre Roland et Susannah, femme noire de son ka-tet s’étant battue toute sa vie dans une Amérique ségrégationniste. Attendons de voir ce qu’il en est, d’autant plus que très peu d’informations sur le scénario nous sont parvenues jusque-là, si ce n’est que le film ne suivra pas la trame des livres. Bonne nouvelle ou pas, c’est un choix qui semble convenir à Stephen King. Espérons que ce film, attendu de longue date, plaira aux fans et aux nouveaux venus…

 

Mon avis (contient quelques éléments d’intrigue du premier tome, mais rien de bien méchant)
A la lecture de cet article, il ne fera pas l’ombre d’un doute que j’ai adoré La Tour Sombre. Déjà fan de Stephen King pour ses nouvelles, j’ai découvert la saga un peu par hasard et avec beaucoup de préjugés (les histoires de cowboys, c’est pas trop mon truc vous voyez). Autant vous dire que je me suis pris une claque monumentale. Je me suis très vite attaché au personnage de Roland, pourtant peu sympathique, et je crois que c’était… par pitié. Oui, j’étais vraiment triste pour ce pauvre bougre qui a l’air perdu, désenchanté et qui poursuit sa route coûte que coûte sans vraiment savoir pourquoi en fait.

Le premier tome est assez court, et permet de prendre connaissance du monde du pistolero : un monde de misère, sale et hostile. Puis tout s’éclaire quand il rencontre Jake Chambers, ce petit garçon dont le dernier souvenir est celui de sa mort. Oui, là le roman devient vraiment différent. J’ai eu le vertige, je m’en souviens ! Le roman de flingue devient un roman de fantastique, presque de science-fiction. Et la fin du premier tome confirme ce qu’on soupçonne depuis longtemps déjà : « il y a d’autres mondes que celui-ci ». C’est pour moi à ce moment-là que commence vraiment l’action et la lente progression destructrice de l’œuvre. Cette tension s’accroît et est maintenue jusqu’à la dernière phrase du dernier livre, qui conclut en apothéose tout ce voyage, tout ce chemin parcouru, toutes ces joies et toutes ces douleurs. Je n’ai aucune peur de le dire : la fin de La Tour Sombre est parfaite.

En dire plus serait en dire trop, mais sachez que Roland et son ka-tet vivent des aventures inattendues, parfois cruelles et parfois magnifiques. Car c’est là tout le talent de King, au summum de son art d’écriture dans ces romans. La narration est percussive, épique et haletante, et on s’amuse à retrouver nombre de références à ses autres œuvres écrites pendant ce fil rouge de sa vie. Par le biais de préfaces et postfaces très intéressantes, King livre de nombreuses confessions à ses “Fidèles Lecteurs” et nous montre à quel point La Tour Sombre est lié à sa vie, parfois comme un parasite l’ayant choisi comme hôte.

Par tous ces aspects, La Tour Sombre est à part et vous attend, chers lecteurs. Lancez-vous aux côtés de ce gunslinger abîmé, partez dans l’inconnu, aux confins du monde. Et peut-être qu’alors, par une petite porte dérobée, vous saurez enfin ce que vous êtes venu chercher.

 Stephen King, La Tour Sombre, Le Pistolero (premier tome), éd. J’ai Lu
Texte: Oreste

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