
Il fait froid. Dès le premier plan du nouveau film de Kiyoshi Kurosawa, la température descend d’un cran dans la salle de la rue Hautefeuille. À l’écran, le soleil blafard scintille faiblement entre les barreaux polis qui quadrillent une baie vitrée. Un jeune homme entre dans le cadre. Charmeur, souriant, aux gestes délicats. Lentement, le plan s’élargit pour laisser le spectateur découvrir non pas un loft à la déco vintage comme on aurait d’abord pu le penser, mais la salle d’interrogatoire d’une prison.
Takakura, inspecteur de police spécialisé dans les serial killers et profond humaniste, tente de sonder les tréfonds de l’âme de ce personnage ambigu. Personnage dont on comprend très vite la nature monstrueuse et manipulatrice. À cause d’une négligence de surveillance, le psychopathe s’échappe cependant et se rue dans les couloirs de la prison. Bientôt encerclé, malgré une tentative de négociation de Takakura, persuadé qu’il peut encore faire surgir une étincelle de bonté du cœur de l’homme, il perpétue un dernier meurtre, blesse grièvement Takakura et est abattu sans sommation. Écran noir.
Venu comme son compatriote Hideo Nakata de l’École Super 8, sorte de Nouvelle Vague japonaise, ce qui frappe d’emblée chez Kurosawa, c’est l’économie de moyens. En quelques plans, ce prologue nous apprend une quantité d’informations détaillées au détour d’une phrase ou d’un cadre qui s’avèreront primordiales pour le déroulement du récit. Partant de cette épure glaçante, à partir de laquelle l’histoire va se découper formellement en 3 parties – un prologue donc, un développement et un épilogue – le réalisateur va prendre un malin plaisir à guider (ou perdre) son spectateur dans un dédale sibyllin où l’anecdotique peut devenir l’essentiel, où la vérité est simulacre, où personne n’est à l’abri de la mystification. Kurosawa n’a jamais rien fait comme tout le monde, ce qui lui valut d’ailleurs de nombreuses déconvenues dans sa vie de réalisateur, allant même jusqu’à opérer un hiatus de 10 ans dans sa carrière suite à une mise au ban par la société des producteurs japonais. À l’instar de Tokyo Sonata et du dyptique Shokuzai qui lui ont offert ces dernières années les grâces de la critique et du public, Creepy n’est pas en reste dans le registre de l’ambigüité cultivée par Kurosawa. Filmer un sujet d’apparence anodine pour disséquer la société japonaise, telle est la marque de fabrique de cet éminent représentant du genre horrifique japonais. Ici, c’est le couple, les relations intimes et/ou amicales, les liens que l’on tisse avec ses proches qui sont passés à la moulinette, transformant le noyau familial, siège naturel de l’amour, en une machine à fabriquer de l’horreur.
Kurosawa ne dit que deux choses dans son dernier film au titre évocateur – Creepy – et nous laisse démêler l’écheveau au fur et à mesure de l’intrigue. D’abord, que nos sociétés contemporaines sont en train de mourir d’incommunicabilité. Ensuite, comment (ou pourquoi), dans ce contexte, garder une foi en l’être humain, en particulier lorsqu’on a été victime d’un traumatisme. Pour construire un arc narratif pouvant supporter deux thèmes aussi vastes, Kurosawa, autant avare de mouvements de caméra que de dialogues, déploie avec maestria une structure de scénario particulièrement complexe, un labyrinthe de sensations d’où le spectateur ressortira au choix, pété de trouille ou totalement nihiliste. On retrouve l’ex-inspecteur Takakura (après la tragédie, il est devenu prof de criminologie dans une université) qui tente de commencer une nouvelle vie en compagnie de son épouse Yusako, femme au foyer férue de cuisine. Une petite maison dans une banlieue tranquille, un chien, des plats préparés avec amour, une tendresse sincère et complice entre les deux époux. Pourtant, le couple est loin de vivre une existence idyllique. Leurs proches voisins sont soit une vieille bique mal embouchée, soit Nishino, un type bizarre et lunatique. En parallèle de ses cours, Takakura commence une enquête, d’abord comme passe-temps, mais très vite, son naturel de limier reprend le dessus et l’affaire prend une tournure qu’aucun n’aurait imaginé.
Si l’enquête reste le ressort fondamental du film, il ne faut pas oublier le questionnement initial de l’incommunicabilité qui sous-tend ce thriller angoissant. Pour ce faire, Kurosawa va déployer deux récits en parallèle, chacun se ramifiant par étapes, pour venir finalement fusionner dans un épilogue à la furie dévastatrice. Deux trames comme une tenaille dont les deux mâchoires enserrent le spectateur, piégé dans un perpétuel doute. Le réalisateur s’amuse à ce jeu de dupes, une histoire disant noir quand l’autre dit blanc et inversement. Je ne dévoilerai bien évidemment plus rien du récit en lui-même, si ce n’est qu’il y sera question de psychopathe bien tordu, d’enfance sacrifiée, de mensonge sadique et de rituel sanglant. Rien de très surprenant après tout dans la filmographie de Kurosawa. Dans la dernière moitié du récit, où l’on comprend sans détour la nature et les racines du Mal, l’intrigue fait place à un suspense terrifiant. Là où le montage parallèle de la première phase du scénario diffusait une méfiance permanente chez le spectateur, prêtant à chaque avancement de l’histoire une dualité inquiétante, Kurosawa procède désormais par petits allers-retours, menant tour à tour l’un des personnages un peu plus près de l’antre du tueur démoniaque, le personnage suivant reprenant le cheminement là où le précédent l’avait laissé. Procédé qui permet au scénariste d’élaborer un beau jeu de massacre méthodique et de dérouler sa thématique sur les rapports humains en général. Même si, à ce jeu de nerfs, le spectateur n’en sort pas non plus indemne, on reste surtout cloué devant le savoir-faire d’écriture dont font preuve tout au long du film Kurosawa et son scénariste Chihiro Ikeda.
Malgré quelques petites imperfections, notamment dues à un jeu d’acteur parfois un peu trop exubérant ou (curieusement) parfaitement atone, Creepy est à la hauteur des attentes de son titre. À moins que Kurosawa, bien malin, n’aille semer des embûches jusque dans le jeu même de ses acteurs pour encore plus semer le trouble, il n’y qu’un pas. Saurez-vous le franchir ? Je vous le conseille vivement. Vous me remercierez. Ou pas.
Réalisé par Kiyoshi Kurosawa
Scénario : Kiyoshi Kurosawa et Chihiro Ikeda d’après le roman de Yutaka Maekawa
Sortie le 14 juin 2017
Hidetoshi Nishijima : Takakura
Yûko Takeuchi : Yasuko
Teruyuki Kagawa : Nishino
Masahiro Higashide : Nogami
Haruna Kawaguchi : Saki
Texte : Jimmy Kowalski
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