
Vous savez tous que je suis un fan inconditionnel du cinéma japonais. À la fois genre en tant que tel et kaléidoscope de matière visuelle, une question n’a de cesse cependant de revenir à chaque vision d’un film de cette partie du monde : En tant qu’occidental – j’entends par là quelqu’un pas forcément versé dans les rites et usages de l’Empire du Soleil Levant – est-ce que je passe à côté du sens qu’a voulu donner le ou la réalisateur-trice à son œuvre ? Qu’on parle de films de yakusas chez Kitano, de films de fantômes chez Kurosawa ou de chroniques naturalistes chez Hirokazu (et je ne parle même pas des ovnis de Takashi Miike parce qu’il faudrait y consacrer un article entier…), je pense comprendre sans problème les données générales qu’offrent le récit, mais j’ai parfois l’impression de ne pas totalement intégrer une posture spécifique ou un ton de voix particulier alors que ceux-ci semblent apporter une nuance importante au déroulement des faits. Est-ce dû aux fondements shintô de la société, aux us et coutumes parfois impénétrables empreints de cérémonie de l’âme japonaise ? Je ne saurais le dire. Malheureusement pour moi, ne dit-on pas que le diable est dans les détails ?
Car c’est bien du diable dont il est question dans Harmonium de Kôji Fukada. Le diable dans ce qu’il a de plus commun : un homme. Et son incarnation semble d’autant plus dérisoire et inoffensive aux yeux des mortels qu’il apparaît dans la solitude moderne d’une banlieue ouvrière de Tokyo, venant s’inscrire dans le ronronnement presque mécanique d’une petite famille. Toshio, sa femme Akié et leur petite fille Hotaru vivent l’existence simple et morne de la middle-class besogneuse, les activités de chacun méthodiquement rythmées, l’un par les sifflements de ses machines-outils, l’autre par le cliquetis de son métronome. Et cet homme, Yasaka, comme on l’apprend avec ses propres mots et par les bribes de souvenirs que Toshio veut bien distribuer avec parcimonie, en réponse aux questionnements incessants de sa femme, a certes un passé trouble et violent, mais tout dans ses agissements nous montre un individu aujourd’hui affable et bienveillant. Tel ce morceau de musique qu’il consent à apprendre à la jeune Hotaru, chaque geste, à la fois gauche et chorégraphié, de cet homme mélancolique, tend à le rendre inoffensif et incapable de déranger la torpeur dans laquelle se complait le noyau familial.
Pourtant, au vu du dénouement du film que je ne saurais dévoiler, une véritable avalanche de détails laisse présager des bouleversements à venir. Fukada procède de manière concentrique, chaque somme de détails formant des cercles abstraits qui enserrent la famille. Le premier cercle, le plus vaste, décrit la société de façon sommaire, en seulement quelques plans montrant une architecture semi-urbaine, où quelques rares extraits de nature surgissent ( un canal, quelques herbes sauvages, une haie d’arbres plantés…). Cependant, Fukada nous montre ainsi de manière détournée que cet environnement atone isole le couple du monde extérieur. Le deuxième cercle s’emploie à décrire le fonctionnement interne de la famille. Et là, premier détail, au demeurant anodin, mais frappant : la femme est protestante pratiquante et l’homme est au contraire un athée convaincu. Même si l’un et l’autre ne paraissent faire grief à son partenaire de cette divergence, on sent d’emblée qu’une guerre sourde a mis fin au couple depuis longtemps. C’est à ce stade que se place le rôle de la fillette, observatrice et médiatrice à ses dépens entre ses parents, plus collègues qu’amis ou amants. Et lorsque le dernier cercle vient clore cette description (qu’on pourrait presque qualifier d’autopsie tant les protagonistes semblent conditionnés par un déterminisme social qui les sclérose), Fukada, prenant le ton froid et objectif du film totalement à contre-pied, s’emploie à décoder les faux-semblants, à gratter ce vernis craquelé, pour faire surgir les secrets, du regrettable à l’innommable.
C’est dans ce cercle (aux relents dantesques du dernier cercle de l’Enfer) que le personnage de Yasaka, quasi fantomatique dans la première partie du film, prend toute son envergure. S’imposant comme le catalyseur d’une tragédie en sommeil, il sème le trouble, menace et séduit à la fois. Par un sourire déshumanisé qui surgit du masque imperturbable de son visage au tee-shirt rouge sang qu’il laisse apparaitre sous une combinaison de travail immaculée, on découvre bientôt avec stupeur et effroi un psychopathe animé par une froide vengeance. Cependant, s’il est un personnage à part entière, Kôji Fukada lui donne une signification plus immatérielle. Yasaka est à la fois la manifestation du pêché dans sa plus extrême violence, mais aussi sa descendance directe, la punition implacable du Destin. Ayant payé le prix cher pour une vie échafaudée sur le mensonge et la dissimulation, les deux époux Akié et Toshio, ainsi confrontés au hasard d’une réalité ironique et cruelle, ne pourront désormais trouver la paix qu’en affrontant leurs propres démons, initiés par Yasaka.
Harmonium n’est pas un film aimable. La mise en scène, dans une première partie proche du documentaire, impose au spectateur une absence d’empathie, nous forçant à prendre une position d’observateur détaché. Et ce n’est que dans la seconde partie du film qu’on nous suggère de nous impliquer moralement, brutalisant le confort de notre perception. Ce trajet émotionnel ne se fait pas sans mal et, malgré la performances des interprètes et l’indéniable originalité de la construction du récit, Fukada risque de perdre une audience, désarçonnée par le traitement théorique et détaché de cette histoire. Il faut littéralement attendre la séquence finale, celle-ci à la fois condensant toute la tension du film et donnant toutes les clés des tourments intérieurs des personnages, pour prendre toute la mesure de ce film âpre et dense. Malgré tout, je reste convaincu que ce film, fort d’un sujet assez peu exploré, mérite sa notoriété car, comme le disait Baudelaire (ou Kevin Spacey) « la plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »
Réalisé par Kôji Fukada
Sortie le 11 janvier 2017.
Tadanobu Asano – Yasaka
Mariko Tsutsui – Akié
Kanji Furutachi – Toshio
Taiga – Takashi
Momone Shinokawa – Hotaru (jeune)
Kana Mahiro – Hotaru (adolescente)
Texte : Jimmy Kowalski
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