THE FITS – ANNA ROSE HOLMER

S’il est bien un élément caractéristique de la langue anglaise, ce sont les mots-tiroirs, ces éléments syntaxiques pouvant revêtir plusieurs significations selon le contexte. Le mot/verbe “Fit” en est un parfait exemple avec plus de 10 définitions, couvrant un territoire sémantique allant du sport à la maladie, du confort à l’effort, ou encore de l’acceptation au dénigrement.

Aussi hétéroclite que synthétique, ces mots-tiroirs, et celui-ci en particulier, donne à la langue de Bukowski, des Beastie Boys et de John Milton, une saveur particulière que le français a souvent peine à traduire. Quelque chose qui relève de l’indéchiffrable… Un peu comme les émotions qui nous assaillent et qu’on a parfois du mal à communiquer. Avec le temps, l’expérience du quotidien aidant, les émotions s’affinent, le vocabulaire s’enrichit et s’adapte aux situations et notre vie s’organise. Pour transformer ce chaos en un paradigme à la fois vivable et cependant complexe, il faut malheureusement en passer par une période délicate : la (pré-)adolescence. Cette période transitoire – un sujet en or décrit encore récemment dans le malicieux Inside Out (Vice Versa en français) de Pete Docter ou bien dans le sublime Bande de filles de Céline Sciamma – où toutes les certitudes s’effacent pour laisser place au fugace, à l’éphémère, à l’illusoire ; où toutes ces phases discontinues peuvent faire surgir le tragique comme l’extatique, laissant notre corps et notre âme affamés de sens.

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Au travers de son premier film, The Fits donc, la jeune réalisatrice Anna Rose Holmer offre à son sujet une matérialisation parfaite : partant d’un exercice de style un brin casse-gueule et au sujet éventé depuis longtemps – les affres de l’adolescence – on se retrouve au final devant un objet visuel et sensoriel totalement fantasmagorique. Sa caméra, à la fois statique et cependant très proche des corps, impose au regard du spectateur une sensation fébrile du hors-champ, de l’inconnu. Car des corps traversent en permanence le champ visuel. Le mouvement perpétuel. Entrée, sortie, rien n’est fixe. La localisation quasi unique du récit (un community center d’une banlieue US lambda, ni riche ni pouilleuse non plus) ajoute à cette dramaturgie un brin théatralisée qui se met en place par à-coups. Des corps dansants, des corps boxants. Des corps-courants, jeunes et pleins d’une intensité électrique débordante, difficile à canaliser. De toute cette énergie concentrée va forcément se dégager quelque chose d’inédit, pense-t-on très rapidement, sentiment renforcé par une profondeur de champ très courte. Tout le monde se croise, mais au final, personne ne se rencontre : les corps n’interagissent pas encore et chacun reste dans sa bulle. L’autre est flou. La mise au point ne se fait pas.

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Dans ce lieu, vibrant d’une effusion permanente, évolue Toni ( la jeune actrice Royalty Hightower est stupéfiante), 11 ans, un peu farouche, un peu “garçon manqué” pourrait-on dire. Entre la boxe qu’elle pratique avec assiduité sous l’aile de son grand frère entraîneur et le quotidien un peu morne de la banlieue, le film débute sur ses grands yeux ouverts, regardant le monde sans vraiment y participer. Si j’ai volontairement employé plus haut l’expression “garçon manqué”, d’une bêtise inculte et rétrograde, c’est parce que le film va justement s’employer à broyer cette définition réductrice, préférant la vision allégorique d’une chrysalide aux contours inadéquats, plus mue par des réflexes (l’apprentissage de la boxe), qui va se métamorphoser au contact de ses congénères plus âgées. Car, dans ce community center, sont aussi hébergées The Lionessesune association de drill, danse hiphop ultra physique mêlant bitch attitude et pratique sportive. D’abord pas à pas, puis de moins en moins timide, elle se laisse imprégner par ce monde nouveau. Animée d’abord par le dépassement de soi, de son corps brut, elle se laisse convaincre par les nouvelles règles de la camaraderie et de l’esprit d’équipe, mais aussi celles plus opaques de la séduction et de l’attirance.

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Jusqu’à ce que, et c’est là que réside toute la singularité de ce film, la capitaine des Lionesses fasse une crise de convulsions épileptiques (fits en anglais), qu’une autre jeune fille fasse une crise, et que finalement ces attaques prennent la forme d’une contagion. Est-ce l’eau bue pour se désaltérer, est-ce ce lieu où tout le monde vit ou, du moins, semble avoir des attaches ? Et surtout pourquoi seules les jeunes femmes sont victimes de cette mystérieuse épidémie. Nul ne le sait. Ces convulsions, ces “fits” vont dès lors devenir des chimères, le siège de toutes les idées, de toutes les allégations, mais aussi de tous les rêves. Une confusion du sens (l’opposition de fit/adapté et fit/convulsion) mise en scène comme une altération des sens. Un vrai régal de cinéphile, parfaitement maîtrisé ! Comme Andrea Arnold avec Fish Tank en 2009, un autre très beau film sur la métamorphose, Anna Rose Holmer franchit une barrière pour nous emmener dans des territoires oniriques à la limite du surnaturel, telle cette séquence où Toni retrouve sa comparse Maia dans une piscine vide, aux parois carrelées de gigantesques croix noires, scène proche du mystique où les deux fillettes sont à la fois anxieuses et impatientes du sort qui les guettent. Une scène d’avant la bataille, d’avant le baptème. Elles lèvent les yeux vers le ciel et un nuage d’oiseaux virevoltent au-dessus d’elles. Énergie. Matière. Mouvement.

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The Fits n’est pas un film bavard, et n’a pas la prétention de donner de réponse, ni de poser une étiquette définitive, qu’elle soit de l’ordre de la poésie ou dans le registre plus prosaïque du documentaire. Malgré un petit manque de rigueur scénaristique vers la fin – heureusement balancé par un lyrisme échevelé – causant une légère impression d’inachevé sur le spectateur, on sort de ce film totalement enthousiasmé, non seulement par une prestation d’une rare intensité chez de jeunes acteurs, mais surtout par l’exceptionnelle maturité de ton de cette réalisatrice débutante. Avoir le cran de manier, dans un premier film, l’allégorie, le suspense, un parti-pris naturaliste, un sens du cadre et un soin tout particulier apporté au relief sonore, le tout avec différents degrés de lecture, je suis prêt à parier que les noms d’Anna Rose Holmer et de Royalty Hightower n’ont pas fini de nous faire vibrer.

Réalisé par Anne Rose Holmer
Sortie le 11 janvier 2017.
Royalty Hightower : Toni
Alexis Neblett : Beezy
Lauren Gibson : Maia
Da’Sean Minor : Jermaine
Inayah Rodgers : Karisma
Makyla Burnam : Legs
Antonio A.B. Grant Jr. : Donté
Q-Kidz Dance Team : “The Lionesses”

Texte : Jimmy Kowalski

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