Tu ne tueras point (Hacksaw Ridge) – Mel Gibson

J’aimais bien Mel Gibson.

Max Rockatansky, le sergent Riggs de l’Arme Fatale, William Wallace dans Braveheart, tout ça. Non vraiment, malgré ses tics d’acteur et son physique de bellâtre qui l’enchaînaient de plus en plus aux films d’action, je trouvais qu’à l’instar d’un Bruce Willis, Gibson avait su boucler en 25 ans de carrière une belle filmographie assez enviable alternant avec aisance blockbusters testostéronés (Air America), comédies romantiques (Ce que veulent les femmes) et drames intimistes (Le complexe du Castor). Et puis vinrent sa Passion du Christ, Apocalypto et ses multiples dérapages de personnage public.

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Attention ! Soyons bien d’accord, je me fiche aussi bien de ses convictions et des sempiternelles reformulations/excuses dans ses communiqués de presse comme de ma première location VHS. Au contraire, j’ai toujours pensé qu’être opiniâtre était une chose remarquable si l’on sait reconnaître les errances que cela peut engendrer. Je ne vais pas non plus vous expliquer mon propre rapport avec la foi ni même donner tort ou bien raison à Mel Gibson – l’homme – sur la vision qu’il a d’un des épisodes les plus sanglants de la Guerre du Pacifique, à savoir la Bataille d’Okinawa. Si l’histoire racontée dans Tu ne tueras point (Hacksaw Ridge en VO) m’a définitivement fait douter de la validité des propos du réalisateur, c’est que j’estime qu’une œuvre propagandiste n’a pas sa place dans un cinéma au 21e siècle.

Bigre ! Le mot est lâché : PRO-PA-GANDE. Bon, ça va, on n’est pas non plus chez Lena Riefenstahl ! Mais l’effet provoqué sur un spectateur doué d’un minimum de détachement devant les 131 longues minutes de ce nanar mystico-expiatoire laisse perplexe quant à l’honnêteté intellectuelle de Gibson-réalisateur.

“Les travellings sont affaire de morale”, comme disait Luc Moullet repris par Jacques Rivette. J’aime bien Jan Kounen, le Cinquième Élément et le Flic de Beverly Hills, mais je ne suis pas d’accord pour qu’on fasse dire n’importe quoi à une caméra, surtout quand le propre regard du réalisateur se substitue à la caméra qui se substitue elle-même au regard du héros. Mise en abyme assez flippante pour un détournement des faits à la sauce évangéliste quand, paradoxalement, le film se clôt (se cloue ?) par un extrait d’interview du vrai Desmond Doss donnant sa version des faits, beauuuuuucoup plus prosaïque.

Si, à aucun moment de l’interview, Desmond Doss ne mentionne expressément l’épiphanie qui le saisit au plus fort des combats, Mel Gibson, avec la délicatesse d’un tank Pershing, force le trait de manière outrancière et dresse le portrait d’un héros tout en pathos, éros et thanatos. Que d’os ! De la jeunesse avec forcément LE traumatisme déterminant (le jeune héros, gentil cul-terreux bagarreur, blesse grièvement son jeune frère) à l’engagement dans l’armée teinté d’un idéalisme niais, en passant par le personnage de la mater dolorosa qui excuse un mari alcoolique et violent (oui, tu comprends, Junior, c’est pas qu’il ne nous aime pas, c’est qu’il se déteste lui-même…), notre curé à Hollywood sort dans le premier quart du film une artillerie plombée de chromos vintage à la Norman Rockwell avec ralentis dans le soleil couchant au cas où le spectateur lambda n’aurait pas bien saisi l’analogie avec le jardin d’Eden. Ah mais bon sang, c’est donc pour cette raison que le jeune Desmond, gonflé par l’amour du prochain et les 5 Amendements, décide de s’engager au grand désespoir de Môman et pour la pérennité des finances du liquor store du village, et deviendra pour la Grande Histoire le premier objecteur de conscience américain à recevoir la Medal of Honor pour faits de bravoure et pour avoir sauvé la vie de très nombreux soldats durant le carnage d’Okinawa.

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Là aussi, nouvel avertissement : nous sommes bien tous d’accord, moi le premier, sur le fait que Desmond Doss est quelqu’un en tous points admirable. Le courage et la détermination dont il a fait preuve sont irréprochables à plusieurs égards. D’abord, le type se pointe pour effectuer son service en vue de devenir infirmier, persuadé que ses convictions d’adventiste seront acceptées par son commandement… Bien évidemment, le naïf finit en jugement de cour martiale pour avoir refusé de porter une arme (rappelez-vous, le titre français, c’est “Tu ne tueras point”). Finalement, Pôpa n’est pas tant un mauvais bougre qu’il finit par aller voir un vieux général, ancien pote de tranchée pendant la 1ère GM, pour qu’il aide Junior à se sortir de ce sacré pétrin. Et hop, on s’en tire bien et voilà Junior en route pour le Japon. Mais, sur place, c’est pas la même : dès le premier assaut, BIM !, un tiers du régiment sur le carreau et des blessés plein partout. Et là, notre DD prend son courage à deux mains (lui, il a de la chance, il a encore ses deux mains et ses deux jambes) et, plutôt que de battre en retraite, il décide d’aller chercher TOUT SEUL les portés disparus et de les ramener un à un ! Bien sûr, il finit quand même par prendre une bastos après avoir sauvé des dizaines d’hommes (ou ce qu’il en reste), mais il est lui-même sauvé in extremis et le film se finit sur l’image de Desmond Doss (interprété par Andrew “La Nouille” Garfield) emporté dans les airs par une civière, et le cadrage est fait de telle manière qu’on assiste plus à l’Élévation du Christ Sauveur qu’au sauvetage d’un caporal US sur une plage nippone en mai 1945. Tout y est : chœur d’église, image au ralenti, rais de lumière divine et visage béat de « ravi de la crèche ». Las.

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Non, sérieusement, dites-moi si j’exagère. Est-ce que ça vous parait malin, à l’heure actuelle, qu’un réalisateur travestisse en toute décontraction une histoire vraie pour véhiculer ses propres convictions qu’on sait très proches des traditionalistes catholiques d’avant le Concile de Trente (donc, pas des rigolos) ? Est-ce que cela ne vous semble pas obscène de mêler foi aveugle et engagement patriotique ? Certes, le héros s’engage pour sauver des vies en tant qu’infirmier sur le champ de bataille, mais ce discours bienveillant est martelé comme un discours politique, ou plutôt comme un prêche. Depuis l’accession de l’autre fou furieux au Bureau Ovale, j’ai bien peur de de telles forces de collusion n’entrainent une escalade dans le communautarisme, voire pire un ostracisme d’Etat.

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On doit veiller, lorsque l’on est un personnage public comme Mel Gibson, avec une telle image de bienfaiteur chrétien et un tel pouvoir médiatique, à considérer son public potentiel dans son ensemble. Proposer une telle œuvre sans aucune barrière morale relève soit d’une irresponsabilité vénale, soit d’une mauvaise foi (sans jeu de mots) méprisante.

C’est quand même dommage parce que les scènes de bataille font passer le Soldat Ryan pour un épisode de Stalag 13.

Texte : Jimmy Kowalski

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