
S’il y a bien une chose que je déteste encore plus que les chats, c’est la première quinzaine de juillet. La pollution explose et le seul endroit où l’on pourrait se calfeutrer en journée est une salle de ciné. Or, les exploitants français ont décidé, chaque année, que durant cette période, eh bien non, aucun film digne d’intérêt ne sortirait. Donc voilà “Camping #3”, “Les Tortues Ninja #2”, “Independence Day #2”, “Conjuring #2”, “American Nightmare #3”, “L’âge de glace #5″. De la peloche au kilomètre exécutée par les besogneux d’Hollywood au milieu desquels le “Tarzan” de David Yates, CGI-pornesque et formaté à mort, fait office de grand gagnant (sic). “La Tortue Rouge”, c’est beau mais uuuuuuultra ennuyeux et “The Strangers” de Na Hong-jin (déjà auteur des thrillers “The Chaser” et “The Murderer” est tellement fou (de génie) que j’aurais bien du mal à en parler. Bref, cette terrible traversée du désert cinéphile étant achevée, me voici de retour pour vous parler d’un film particulièrement singulier, “Man On High Heels”. Attention, je ne la joue pas snob à essayer de vous vendre de l’Art et de l’Essai hein. Je suis et je resterai fan des films de Walter Hill. Non, ce film est VRAIMENT singulier. Singulier autant dans son traitement formel que dans le sujet et sa manière de l’aborder.
Pour décortiquer le sujet qui nous intéresse, il faut d’abord que je vous parle un peu de moi pour que vous compreniez où je veux vous emmener. J’ai 42 ans (yeah !), je suis né dans le Massif Central (2x yeah !), j’ai fait des études de sciences économiques horriblement ennuyeuses à la faculté de Clermont-Ferrand (3x yeah !). Toutes ces conditions ont abouti à éventuellement faire de moi le mâle hétérosexuel occidental lambda, …mais pas forcément l’individu conquis d’avance par un film coréen mettant en scène le baroud d’honneur d’un policier transgenre aux méthodes expéditives.
Depuis l’engouement de la critique et du public pour le cinéma asiatique au début des années 90, on a vu débouler sur nos écrans une nouvelle donne cinématographique : un continent entier de cinéastes biberonnés à la fois à la Nouvelle Vague et aux blockbusters US. Tous les codes du récit et de la forme se trouvèrent alors mâchés, digérés et recrachés par les Wong Kar-Wai, Hou Hsiao-Hsien, Tran Anh Hung, Johnnie To, Tsui Hark, Park-Chan Wook, Takashi Miike ou Takeshi Kitano pour ne citer que les plus connus. Et comme on peut s’en douter, chaque pays possédait une identité cinématographique, un rythme, un ton, un savoir-faire parfaitement reconnaissable.
Quoique… Ici, je fais une petite digression : quand on est occidental, sans réelles connaissances des coutumes de l’Asie, comment peut-on pleinement apprécier un film asiatique, voire simplement distinguer un film thaïlandais d’un film taïwanais ou japonais ? Doit-on d’ailleurs se poser la question, au risque évident d’avoir une position ethnocentrée assez désagréable ? C’est, à mon niveau, un malheur et un bienfait. Un malheur, parce que malgré tout, je reste persuadée qu’on rate sans aucun doute un paquet de subtilités. Un bienfait, parce que si l’on décide d’appliquer le même filtre d’analyse à “La Sentinelle” d’Arnaud Desplechin qu’à Sonatine de Kitano, la vision de ce dernier (ou d’un film d’un autre continent) relèvera sans conteste de l’expérience sensorielle, du pur ressenti. Ce que trouvait un spectateur en 1990 dans un Desplechin, un Rochant ou un Lvovsky, c’est une familiarité de ton, des situations “en usage” dans la société française, mais quand on regardait “Cyclo”, “Chungking Express” ou “Millenium Mambo” pourtant parfaitement contemporains, on perdait pied. Tous les potards étaient dans le rouge. Toujours plus de violence, plus de couleurs, plus de ralentis, plus de mélos, plus de rupture de tons, plus de mélanges des genres : une orgie pour les sens et pour le sens, expérience qu’à l’inverse, j’imagine anodine pour un spectateur de Hong-Kong. Et c’est là où le cinéma asiatique – et à mon avis, le cinéma coréen en est le meilleur exemple – prend toute son importance, c’est dans son identité totalement transgressive (par définition, de dépasser une limite) pour un spectateur occidental.
Bien, ceci dit, revenons au film. Quand même un peu, on est là pour ça. Réalisé par Jang Jin, le film nous plonge immédiatement dans le feu de l’action. On découvre Yoon Ji-wook, un inspecteur de la police de Séoul, sorte d’hybride entre Buster Keaton pour le visage atone et Michael Fassbender pour le corps hyper sexué lardé de cicatrices aux méthodes archi badass qui, dès la première séquence, règle son compte à une quinzaine de yakuzas en ne se servant que de 2 balles de revolver (running gag tordant). Pourtant loin du film de sabre, le récit semble vouloir nous parler d’honneur, de codes de conduite depuis longtemps révolus, et dont notre héros semble être le dernier détenteur. Cependant, passées les premières impressions qui se dégagent du personnage principal, bad boy qui fait se pâmer toutes les demoiselles, en particulier sa collègue, raide dingue de lui, on comprend vite que Ji-wook cache un secret. Enfin, disons plutôt qu’on sent très vite qu’un mal-être profond étreint le héros. Et très vite donc, le cinéma de genre fait ce qu’il fait de mieux : installer un cadre général pour pouvoir mieux s’en départir et s’intéresser au véritable enjeu.
Si l’on devait caractériser le cinéma coréen, ce serait d’une part, par sa brutalité (on ne se tire pas dessus, on se tape à coups de marteau ; on ne trinque pas, on se saoule à mort, etc.) et d’autre part, par son absence totale d’hypocrisie. Une absence de refoulement donc, qui en soi est le corollaire inévitable de la totale liberté d’expression précédemment évoquée. Donc, très vite, on apprend que Ji-wook est tout le contraire d’un phallocrate. Et, entre deux bastons d’anthologie (dont une qui rappelle le très beau « Sparrows » de Johnnie To), on apprend, sans le moindre problème de rupture de ton pour le scénariste, que Ji-wook est, depuis sa plus jeune adolescence, miné par sa transidentité, qu’il se fait traiter à la progestérone et qu’il commence de plus en plus à songer à se faire opérer.
Bon, voilà. Le film dans le film quoi. Comme le dit crûment l’un des personnages, homme trans, ancien Marine devenu femme d’affaires : “Tu t’es forgé ce corps à coups de poing pour pouvoir tuer la salope qui était en toi.”
Quand je disais que ce film était singulier, ce n’est pas pour le sujet traité, mais pour la façon dont le sujet est traité : Jang Jin a la finesse de lancer le spectateur sur la voie pourtant toute tracée du néo-noir (enquête, violeur en série, personnages féminins hypersexuées type manga, etc.) pour mieux s’en débarrasser et offrir une étude de caractère, pudique mais jamais mièvre, frontale mais jamais obscène. Non, pour ça, il préfère s’amuser avec une ultra-violence magnifiquement chorégraphiée jusque dans les éclaboussures de sang qui entachent la chemise du ronin. Car Ji-wook est un ronin, un guerrier solitaire et là, on ne peut s’empêcher de penser à la dernière fois que l’on a vu un aussi beau personnage de cinéma. Hé ouais, bingo : Omar Little dans « The Wire ». Problématique quasi identique, lutte acharnée entre être et paraître poussée à l’extrême : Ji-wook, comme Omar, est vu, à la fois par les flics et par les gangsters, comme un éminent représentant de la loi, de l’ordre moral. Alors qu’à l’intérieur, il renie ce conformisme qui lui paraît d’autant plus inepte que les tenants du pouvoir sont viciés par la corruption, la convoitise et l’opportunisme. Les combats à mort seraient alors un écho visuel aux tiraillements du personnage, combats de plus en plus violents à mesure que l’urgence d’une décision se fait ressentir. Si paradoxalement, son personnage échoue à trouver une solution, il devient un grain de sable dans la machine, un corps doué d’une telle force de gravitation qu’il entraîne tous les protagonistes dans sa course.
Et même si le film se clôt en laissant la voie libre à toute expectative, toute éventualité d’un règlement de la “situation”, le visage impassible de Ji-wook, ni masculin, ni féminin, ni jeune, ni vieux devient alors le miroir kaléidoscopique de toute une société, une sorte de friche vierge et cependant un magnifique champ de tous les possibles.
C’est peut-être un peu dépassé aujourd’hui, mais si vous vous intéressez à l’image des personnes LGBT dans le cinéma et plus généralement à l’évolution de sa perception sur cent ans de cinéma hollywoodien, je vous conseille très fortement le super docu de Roy Epstein et Jeffrey Friedman “The Celluloid Closet”. J’dis ça, j’dis rien.
“Man on High Heels”, écrit et réalisé par Jang Jin. Sortie 20 juillet 2016.
Avec dans les principaux rôles :
Yoon Ji-wook – Cha Seung-won
Heo Gon – Oh Jung-se
Jang-mi – Esom
Heo Bul – Song Young-chang
Kim Jin-woo – Go Kyung-pyo
Texte : Jimmy Kowalsky
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