TWO LANE BLACKTOP -MONTE HELLMAN

En 1971, lorsque débarque sur les écrans “Two-lane Blacktop” réalisé par Monte Hellman, ancien assistant de Roger Corman, les Etats-Unis ne sont plus les sauveurs du Monde Libre mais une nation éreintée par des années de guerre en Corée et au Vietnam, et une société civile totalement déchirée par une escalade de violence qui semble sans fin. Les émeutes raciales de Détroit en 67, l’assassinat de Martin Luther King en 68 et celui de Sharon Tate par la “famille” Manson en 69, les actions violentes des Weathermen et les répressions sanglantes des manifestations étudiantes de Kent State et Jackson State en 70, sont quelques-uns des événements tragiques qui sonneront définitivement le glas de l’utopie du « Summer of Love ». Pourtant, de cette société malade, vont émerger deux générations de réalisateurs – qu’on appellera plus tard “Le Nouvel Hollywood” – nés dans les années 30 pour la première (Coppola, Hopper, Friedkin, Bogdanovich, Cimino, etc.), et dans les années d’après-guerre pour la deuxième (Scorsese, Spielberg, Lucas, De Palma, Malick, etc.), et qui vont faire trembler l’establishment et vaciller les studios hollywoodiens. Armés de l’esprit contestataire de la contre-culture et des universités, et grâce à l’abandon définitif du Code Hays, symbole des dérives d’une censure auto-régulée dans l’industrie cinématographique, tous ces réalisateurs vont établir de nouveaux modes de narration et surtout, faire voler en éclats les tabous d’une Amérique conservatrice et raciste.

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Parmi les premiers efforts de cette bande de flibustiers, apparait donc en 1971 un curieux trio de tête, animé par un sujet commun : l’automobile, le fer de lance de l’industrie américaine. Trois échecs commerciaux à l’époque, désormais films cultes : “Duel” de Steven Spielberg, “Vanishing Point” de Richard C. Sarafian (dans mon top 10 de tous les temps) et donc “Two-Lane Blacktop” de Monte Hellman. Dans ces trois road-movies, cadencés par le hurlements des soupapes, le ronflement des moteurs surgonflés et le crissements des pneus sur l’asphalte, c’est toute la puissance évocatrice de la voiture filant sur une route, symbole de cette Amérique naguère triomphante et désormais perdue qu’on peut lire en filigrane. Quelques décennies plus tard, Détroit, la “Motor City”, le chevron de l’industrie automobile sera la première ville des USA à se déclarer en banqueroute. Je suis à chaque fois stupéfait par la clairvoyance de ces trois mecs : toute la brillance de la métaphore, déjà présente à l’époque parce qu’en parfaite adéquation, prend aujourd’hui quasiment des accents prémonitoires. Ce qui hier faisait écho aux questionnements d’une génération pas encore perdue est aujourd’hui le constat catastrophique d’une société à bout de forces.

Comme un triste écho aux “Raisins de la Colère” tourné par John Ford en 1947, Monte Hellman dresse le portrait d’une jeunesse américaine totalement désabusée, lancée sur les routes dans le seul but de gagner suffisamment d’argent dans des courses illégales pour entretenir leur Chevrolet 55. Les deux protagonistes (ainsi que tous les personnages du film) n’ont pas de noms. Seules leurs fonctions (conducteur, mécanicien), leurs genres (fille) ou leurs possessions (GTO) permettent de les caractériser d’emblée. On ne saura rien de leurs histoires passées et rien ne laissera présager à la fin du film d’une quelconque évolution. Une manière de dire : « Nous roulons, et notre voyage s’arrêtera à la fin de la Route. » Et quand les dialogues ne sont pas couverts par les grondements des machines, le timbre de voix se fait apathique, dénué de tout sentiment. “Ca ne m’intéresse pas. Je ne veux pas savoir.” répondra même un autostoppeur pour couper court à une tentative maladroite de GTO de faire connaissance avec son passager. Et même si The Driver et The Mechanic semblent liés par une solide et réciproque confiance, on sent que l’irruption de The Girl peut faire facilement éclater cet attachement, comme si les deux hommes n’étaient que des outils interchangeables, simples prolongements organiques du moteur. Uniquement et froidement liés par leurs fonctions complémentaires, l’un conduisant, l’autre réparant, enchaînés tous les deux à l’ogre-machine avide de vitesse.

Tout le film est marqué par ce vide émotionnel, vide d’autant plus marquant qu’on ne ressent même pas de peur à la vision des bolides lancés dans cette course illusoire d’ouest en est. Non, la peur vient quand le moteur s’éteint, et que l’on reprend contact avec la société (ou ce qu’il en reste) : des flics amorphes, des rednecks bas du front ou une vieille femme à moitié folle qui conduit sa petite fille au cimetière sur la tombe de ses parents… Comme dans “Easy Rider” ou “Badlands”, le danger n’est pas sur la route, le danger est « hors » de la route. Dans les dinners, dans les stations-services, dans les motels, dans toutes ces reliques de l’âge d’or, de l’american way of life, devenues désormais les indices d’une sédentarisation en déliquescence à laquelle ces pionniers des temps modernes essayent en vain d’échapper. On pourrait croire idéalement que la route est un moyen de s’échapper. Non, la Route EST le but. Bien à l’abri de l’habitacle de métal, nous observons les images des ruines de l’Ancien Monde se diluer dans l’accélération.

Ainsi, alors que dans les paysages traversés par Peter Fonda et Dennis Hopper, ce sont Steppenwolf, the Byrds ou The Grateful Dead qu’on entend, ici, ce sont plutôt les rugissements d’une autre bande-son, les premières étincelles de ce qui surgira d’Altamont, du Vietnam, du Watergate. Dans les fils d’alimentation du carburateur, passe déjà une nouvelle énergie, l’énergie qu’on entend dans le MC5 ou dans les Stooges, cette énergie du désespoir sans but certes, mais qui pousse à continuer sans relâche. Jusqu’à ce que quelque chose finisse par craquer. Jusqu’à l’embrasement. Ce que Monte Hellman réalise littéralement, comme une forme d’épure, un haïku punk : une voiture lancée vers la ligne de fuite et… la pellicule s’embrase, pour ensuite faire défiler le générique de fin.

Ici, donc, pas de manifeste. Un geste. Le geste d’un réalisateur qui a dit ce qu’il avait à dire et circulez, y’a plus rien à voir. On a foutu le feu. Il ne restait plus rien de toute façon.

 

Réalisé par Monte Hellman.
Scénario de Rudolph Wurlitzer et Will Corry.
Sortie 7 juillet 1971. Version numérique restaurée 29 juin 2016
Avec dans les principaux rôles :
The Driver – James Taylor
The Mechanic – Dennis Wilson
GTO – Warren Oates
The Girl – Laurie Bird

 

Texte : Jimmy Kowalski

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