
« Il ne faut pas oublier », se répétait-il inlassablement
Une semaine. Une semaine s’est écoulée.
Quelque chose a changé, pourtant.
Un filet de lumière, faible, mais tenace, hante mes premières nuits de Beltane. Je ferme les yeux, ils sont là, transperçant mon corps d’éclairs solaires ; ces monstres aux visages indistincts, vrombissants encore d’obscures incantations. Impossible de trouver le sommeil. Impossible d’oublier. Impossible de ne pas penser.
Mais une semaine, c’est long.
Alors je me penche sur ma table en frottant inlassablement mes paupières fatiguées. Des images me reviennent, parfois. Réminiscences d’un passé conjugué au présent. Je revois des Loups, arrosés de bière, des Corbeaux, volant au-dessus de nos têtes. Mais ce « nous » au pluriel reste encore une énigme. Qui étaient tous ces gens, striés de noirs et de sangs, martelant le sol à mes côtés : camarades d’infortunes voués au même supplice nocturne ? Si ce « nous » existe, alors ils doivent aussi partager mes rêves, abordant Beltane avec ces mêmes figures familières, croix de bois surmontées de symboles païens.
Une semaine, il ne faut pas oublier. Coucher sur le papier ou par écran numérique interposé ce qui nous est arrivé. Je me raccroche à cette idée, tenace. Alors les choses me reviennent à petite dose. Je me souviens d’un départ aux aurores dans le chaos toxique d’une capitale affaiblie par des mois de terreur. Un voyage sur fond de langue étrangère et pourtant si familière. Kerien semble succéder à Naoned tandis que la radio lance ses informations dans un patois mystique. Le paysage est verdoyant, vallonné, ruisselant autour d’un même objectif : l’Isole, qui prend ses sources quelques kilomètres plus loin auprès de la Montagne Noire. Tout, ou presque m’est étranger. Des parties de mon enfance semblent se remémorer de bons souvenirs sur la côte, une éducation sous une croix divine, un bateau qu’on nomme Charles de Gaulle, brisé à coup de champagne par un président fallacieux.
Force est de constater qu’une culture forte et courageuse s’y est installée, embrassant une région aux allures de firmament aux flancs d’un Esprit Capitaliste destructeur. Tolkien se plaisait à décrire de manière quasi ethnographique les espaces qu’il s’inventait. La Comté était alors pour lui un espace immuable, où l’on se passe le Temps comme les traditions : de génération en génération. Ainsi semble-t-il en être de même dans cette région de mes rêves.
Mais, enfin.
Mes souvenirs arrivent à présent à ma conscience comme des éclairs de feux un soir de Beltane. Et toute cette histoire ne serait que pure fantaisie si je ne vous en racontais pas l’origine. Excusez-moi pour cette analepse, car rien n’aurait vu le jour sans ce fameux message reçu un soir d’hiver de l’an Quinze.
L’énigmatique carte, signée par un certain Gérald des Acteurs de l’Ombre, invitait au partage païen d’une musique Noire, musique que l’on appelle ingratement outre-atlantique « Black Metal ». Des mots sifflent rapidement à mes oreilles : Beltane, ferme, Lovecraft, forge. On y parle aussi d’Hommes qui se regardent tomber, de philosophie socratique, de spasmes nancéiens et de Corbeaux shootés en plein vol. La liste fait frémir, mais l’attente est de rigueur.
Des mois plus tard, départ de l’effrayante et effrayée capitale pour revenir à l’Isole. Il me revient une jolie maison du cru, avec des propriétaires au charme radicalement breton : un beau couple qui ne se prend pas la tête et une petite fille courageusement sur ses deux pieds, riant joyeusement. Le décor est parfait, propice à une immersion anticipée dans l’esprit de Beltane. On organise une randonnée forestière, finalisée par une baignade en rivière glaciale. Idéal pour réveiller la bête.
The Devil is in the detail
La ferme reste invisible à l’œil innocent, comme cachée par un nuage protecteur. Deux apaches vêtus de fluo nous font signe. On y est. La ferme se révèle enfin dans toute la splendeur que lui a institué Tomahawk. « Créer, c’est résister » peut-on lire sur de multiples façades. Des chiens se pâment devant les nouveaux arrivants tandis qu’un chat mutin se faufile dans les herbes hautes, avant de disparaître tout à fait.
L’entrée est proche. On grave le sceau du lieu sur notre poignée, alors que nous donnons avec gratitude quelques écus d’or aux bénévoles placés devant nous. L’ambiance est généreuse, le décor fournit et détaillé. Je revois les figures qui hantaient encore mes rêves de ce début de semaine : monstre métallique tenant une tête décapitée à bout de bras, antéchrist féminin cloué sur le bois et beaucoup d’autres surprises occultes.
Le cochon tourne inlassablement, un sourire sarcastique aux lèvres, devant une armée de viandards avertis; alors que le tintement métallique du forgeron retenti avec force. Le dragon souffle les braises à la gueule, sous les coups d’un géant de chair. Je sors mon appareil aux sels d’argent pour immortaliser ces moments. Le cliquetis de la manivelle m’amuse tandis que je scrute le paysage avec mon objectif. Les Couilles de Loup sont de sortis alors qu’un joyeux conteur annonce les lectures à venir : Poe et Lovecraft s’invitent à la fête. Les tables se remplissent et la lecture peut commencer. L’immersion est totale et parfaitement exécutée. Grâce à eux, on rêvera de ces démons lovecraftiens pour encore quelques nuits.
Le bruit et la fureur
La musique succède à présent au divertissement culturel. Les Corbeaux post-apocalyptiques viennent se poser devant nos regards ébahis. Perfectionnistes, le son met du temps à se lancer, mais le résultat est saisissant. La recette fonctionne bien et le public commence à activer les chevelures. Malheureusement, l’incident n’a pas tardé et on perd le son. L’un des oiseaux descend de son arbre perché et dit au public avec un sourire : « on a shooté le Corbeau en plein vol ». Il a bien raison, le bougre. Une deuxième tentative est vite avortée. Ce n’est pas grave, je note le nom du groupe et m’attends à les retrouver plus tard sur la toile.
Pause, Couille de Loup.
Le public s’agrandit, les voix s’élèvent, l’excitation est à son comble sur le camp. Maïeutiste s’installe en nombre sur la scène. La peur du son me saisit mais heureusement la musique commence. Les chemises noires prennent le contrôle et m’impressionnent encore plus qu’à la Release Party au Ferrailleur de Nantes. Le bébé voit le jour dans de bonnes conditions. Eheuje et Keithan imposent un rythme rapide et leur charisme remplit les cœurs présents. On tape du poing et martèle infatigablement du pied.
Pause, Couille de Loup. Déluge annulé, emporté par une panne de van. On re-remplit le verre.
Vite, direction la grange. Phazm prend possession des lieux. Pierrick – le chanteur – anime la salle avec brio, annonçant un set d’enfer. La setlist est concentrée sur le dernier album, Scornful Of Icons. Le style est prodigieux, du Death’n’roll quasi ritualiste par moments, grâce à des vocaux pluriels et très travaillés. Mais là aussi, on reperd le son. L’attente est un peu longue, mais heureusement pour les plus courageux, on assiste à une impro’ très sympathique de Pierrick. Tout finit par revenir à la normale, Phazm est acclamé et le show reprend de plus belle avec des demandes de rappel. Une très bonne surprise de mon côté avec une ambiance exceptionnelle et un public enthousiaste. On en redemande.
Pause, cochon à la broche – il ne sourit plus.
Mes souvenirs se bousculent, l’excitation a pris le dessus. Je vois des hommes s’écrasant depuis la Tour de Babel, des éclairs divins transpercer le ciel. La nuit est à présent tombée complétement. Regarde Les Hommes Tomber arrive discrètement sur le promontoire. La salle est pleine, le bois de la grange semble vivre l’expérience à nos côtés. Les lumières sont quasi inexistantes et mon appareil aux sels d’argent galère, comme pour mes voisins accompagnés de leur numérique. Le stroboscope caractéristique du groupe est encore une fois de rigueur et rend la tâche plus ardue. Je décide donc de me concentrer sur mon ressenti photographique en interprétant volontairement par le flou la musique du groupe.
Je le confesse, ce n’est pas ma première fois avec le groupe, cela ne m’empêche pourtant pas de délirer toujours autant à l’écoute d’un Exile ou Embrace The Flames. Je n’ai d’ailleurs pas changé de place et suis une nouvelle fois devant J.J.S. Il faut être fou pour ne pas agiter sa chevelure. A ma droite une vision m’exalte : les têtes du premier rang balayent l’espace au rythme de la batterie martelante. Un pur moment de bonheur. Le temps est passé trop vite, encore une fois.
Pause, j’ai oublié de compter les Loups.
Les piliers de la soirée sont censés enchainer. Mais cela fait déjà trois fois que j’ai assisté aux fééries nocturnes lovecraftiennes. Mon regard se reporte donc vers la base centrale du festival. On allume les torches et se prépare pour ce fameux feu, qui hante encore mes nuits de Beltane. C’est impressionnant et nous réchauffe les âmes pour une année de plus à attendre.
Pour tout cela je dis merci. Merci aux Acteurs de l’Ombre, Tomahawk, les bénévoles et tous les festivaliers pour cette ambiance d’Enfer.
Beltane restera pour moi comme cette lande décrite par Barbey d’Aurevilly dans L’Ensorcelée : folklorique, mystique et un véritable pied-de-nez face au Progrès. D’ailleurs, le voisin Normand nous avait prévenu : « Pour peu que cet effroyable mouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dans quelques années, un pauvre bout de lande où l’imagination puisse poser son pied pour rêver, comme le héron sur une de ses pattes. Alors sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’on prend pour de la Civilisation et du Progrès, il n’y aura ni ruines, ni mendiants, ni terres vagues, ni superstition comme celles qui vont faire le sujet de cette histoire ».
S’il vous plaît, faisons de Beltane l’espace sacré de cette confrontation à l’Esprit Moderne et calculateur pour encore quelques temps. Mes rêves en porteront de toute façon la trace, car il ne faut pas oublier.
Texte et photos : Max F.
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