
Le 11 mai dernier sortait Eclats, le troisième album d’Orakle chez Apathia Records. Après sept ans d’absence, les Parisiens nous ont pondu une petite pépite qui prend déjà ses distances avec leurs précédentes productions. Le 21 mai, nous les rencontrions le batteur Clevdh au Black Dog à Paris pour comprendre ce qu’il s’était passé durant toutes ces années. Il nous a parlé de lenteur, de perfectionnisme, et de clarté.
Pour attaquer directement sur votre dernier album, j’aimerais commencer par la première chose que l’on en voit, à savoir la pochette. Que ce soit pour Uni Aux Cimes ou Tourments & Perdition, vos précédents disques, l’iconographie était très sombre. Et là, tout d’un coup, nous nous retrouvons avec une sculpture sur un fond presque blanc. Pourquoi ce changement de ton ?
Le choix de l’artwork est venu à la fin de la composition de l’album, ce n’était pas quelque chose qui était déterminé à l’avance. Finalement je pense que d’une manière presque inconsciente, ça s’est révélé un choix en rapport avec la musique. La musique s’est aussi quelque peu éclaircie, un son plus clair, des voix plus claires, peut-être un petit peu plus aéré sur certains points. Donc finalement ça nous a semblé assez logique. Tu me fais la remarque sur les pochettes plus sombre de Tourments et d’Uni Aux Cimes, pour le coup je n’y avais même pas pensé comme ça, ça s’est fait très naturellement. Ces sculptures qui sont présentes sur la pochette et sur le livret nous ont parlé déjà en tant que spectateurs et elles correspondaient assez bien à des thématiques assez proches de ce qu’on développe dans nos textes et qui peut être ressenti dans la musique. Donc finalement voilà, le fond plutôt clair est une démarche totalement inconsciente en rapport avec la clarté de la musique.
Pour Tourments vous recherchiez quelque chose de peu figuratif, pour le coup on se retrouve avec quelque chose de très figuratif : la sculpture est très nette, on n’est plus dans le mouvement, on est vraiment dans quelque chose de figé.
On ressent quand-même une élévation. On est sur quelque chose qui se définit peut-être plus à l’œil que le tableau de Turner qui effectivement demandait déjà un peu de compréhension, là pour le coup l’œil choppe plus vite ce qu’il se passe. Mais bien que ce soit figé, il y a quand-même un certain mouvement dans cette sculpture de Robert Le Lagadec, il y a une élévation vers le haut.
Le titre de l’album, Eclats, peut-être interprété de plusieurs manières. Doit-on le comprendre en tant que « bris » de quelque chose qui se serait détruit, ou alors au contraire comme quelque chose d’éblouissant, d’éclatant ?
Des deux manières. C’est vraiment la volonté du choix du mot « éclats », c’est quelque chose qui est aussi venu à la fin de la composition de l’album : les morceaux étaient écrits, les textes étaient écrits, et il fallait trouver un titre. On voulait un titre vraiment simple, pas à rallonge. On voulait un truc assez brut, et pour le coup « éclats » correspondait assez bien à ce qui se trame dans les textes de l’album, entre la thématique du fragment, séparé d’une totalité, et justement d’un côté plus solaire, quelque chose de plus lumineux qui correspondrait à des thèmes un peu plus légers sur l’album, qui sont les thèmes du rire, de la contemplation à travers les apparences liées à a lumière du soleil, qui séduisent l’œil, ou les apparences apolliniennes qui sont aussi liées à la lumière. Ce sont deux thèmes qui coexistent. Le constat reste le même, on garde ce fond tragique de l’existence, ses contradictions, ses recherches et ses désirs irréalisables de l’infini, mais effectivement il y a des motifs d’apaisement dans ce fond tragique. Il y a toujours des phrases qui traduisent le fond, le « soyons lucides le monde est un échec » ou « la vie est un combat perdu d’avance », c’est des phrases qui reviennent donc on comprend quand-même des choses. Pour le coup le fond est tragique, mais il y a des moyens de l’assumer, des moyens de le vivre plus légèrement.
Il s’est passé sept ans entre Eclats et Tourments & Perdition. Pourquoi avoir pris tant de temps ? Est-ce que cet espoir qui arrive, ce n’est pas aussi votre maturité qui est arrivée en même temps ?
Je pense que oui. Le lapse de temps de sept ans entre les deux compositions est aussi un temps dont on avait besoin pour mâturer quelque chose de nouveau, donc acquérir forcément des expériences nouvelles en tant qu’humain, en tant qu’individu, et donc avoir un regard quelque peu différent sur l’existence en fonction de ce que l’on a vécu. Il y a eu des motifs autres, mais entre autres ce motif de la maturation pour nous était très important ; il était hors de question de faire un Tourments 2. Pour nous c’était plutôt se taire si on n’a rien à dire, réfléchir, laisser le temps de digérer quelque chose d’autre, et ressortir quelque chose d’autre au moment où on aurait à le dire, et pour le coup il nous a fallu du temps. Donc je pense qu’il y a eu une maturation, de nouvelles expériences dans nos vies d’individus et d’humains, et ça a créé ces réflexions nouvelles. Mais il y a une filiation quand-même. Il y a des liens, mais on sent qu’il y a eu des années entre.
Les sept ans ça a été quelque chose de mûrement réfléchi ou un concours de circonstances ?
Je pense que c’est plus un concours de circonstances. « On va voir, si on a quelque chose à dire, on reparlera, si on n’a rien à dire, on se tait ». C’est un peu la démarche qu’on a aujourd’hui. Je suis incapable de te dire s’il y aura un album qui suit ou pas, et quand il aura lieu. Je n’en sais rien du tout, et à la limite si on n’a rien à dire, je pense qu’il vaut mieux se taire. Après ça s’est fait progressivement, à la fin de 2009 quand on a fini nos concerts pour l’album Tourments, c’était sur le Hellfest, on s’est arrêté en se disant qu’on allait recomposer. Mais on ne savait pas trop dans quelle direction aller, ça nous a pris du temps, presque un an, à recomposer un morceau en entier, donc ça a vraiment tâtonné. Et puis finalement les choses se sont faites comme ça, petit à petit, on a pris notre temps. C’était un temps qui était nécessaire pour expérimenter des choses et savoir vraiment ce qu’on voulait. Au début on ne savait pas trop ce qu’on voulait. Donc forcément, ne sachant pas trop, on ne faisait pas grand-chose de pertinent. Et puis au fur et à mesure, en s’accrochant, on s’est rendu compte qu’il y avait peut-être des choses à exprimer, des choses à évoquer qui ont pris forme progressivement, mais pour ça il nous fallait du temps. Fred, le chanteur, n’est pas toujours d’accord avec moi quand j’insiste sur l’al lento, mais je pense que l’al lento, la manière lente, la lenteur est aussi importante pour avoir des choses à dire. Parce que quand on n’est pas soumis à des clauses contractuelles de ressortir un album à telle date, il faut se laisser le temps pour dire des choses qui nous semblent pertinentes.
Musicalement, le changement est frappant, les compositions sont beaucoup plus progressives. Quand on écoute Tourments et quand on écoute Eclats, on a presque l’impression que ce n’est pas le même groupe. Qu’est-ce qu’il s’est passé à un moment pour changer autant ? Vous en aviez marre du black ?
Pas marre, mais c’est vrai qu’on s’en est éloigné, mine de rien, même nous en tant qu’individus, en tant qu’auditeurs. Les choses qu’on a écoutées ces dernières années sont beaucoup moins issues du black que d’autres styles de musique. Musicalement on a beaucoup d’influences. Si je te citais nos influences ces dernières années, je pourrais te citer des vieux albums de black qu’on écoute toujours, très peu de nouveautés, mais aussi du rock, de la musique classique, de l’électro un petit peu. C’est comme ça que plein d’influences un peu plus jazzy, un peu plus funky, qu’on ne s’est absolument pas interdit de mettre. Là, ce qui était clair c’est qu’après tant de temps, quand rien ne t’oblige à sortir un album, finalement faut vraiment faire quelque chose qui te ressemble, faut pas te cantonner à un style précis. C’est ça qui a fait que la musique du groupe a tant évolué. On ne voulait pas faire un Tourments Bis, on voulait expérimenter autre chose dans des musiques qu’on apprécie aussi. Dans les nouveautés y a très peu de choses strictement metal que j’ai écouté ces dernières années, plus du Ulver, c’est dérivé du metal mais si t’écoute ce n’est pas vraiment du metal. Je suis très fan de Noir Desir, et ce qu’a fait Cantat avec Detroit récemment j’ai beaucoup apprécié aussi, je pourrais te citer plein de groupes de stoner comme Queens Of The Stone Age, c’est des trucs qu’on apprécie autant finalement, et je pense que ça se ressent dans notre musique. Mais je trouve que tu gardes quand-même les racines.
Avec ce revirement, et alors que Tourments & Perdition avait été vraiment salué par la critique, n’avez-vous pas eu peur de perdre en chemin une partie de votre auditorat ?
Beaucoup de gens ont été déconcertés. Que l’on en ait perdu, j’en doute pas. Après, peur, non. Finalement, même si on s’exprime pour communiquer, on le fait avant tout pour nous-même, pour faire quelque chose qui nous plait. On est des amateurs, on aime ce qu’on fait. On fait ça sur notre temps libre, pour le plaisir. Le jour où tu te sens obligé de faire quelque chose pour l’attente des gens, il y a intérêt à avoir un joli contrat derrière. Nous pour le coup on fait ça juste pour nous, et donc il n’y a pas de peur. La seule crainte que j’avais c’est que l’album ne sorte pas, qu’on n’en voit pas le bout.
En ce qui concerne les paroles, vous restez fidèles à vos thèmes de prédilection. Mais ce qui est notable, c’est que nous sommes face à une prédominance du chant clair. Etait-ce pris en compte au moment de l’écriture ?
Les guitares et les batteries étaient quasiment toutes composées en 2012, on a commencé l’enregistrement des batteries en 2012, et les guitares très peu de temps après. Les textes étaient écrits, mais le chant n’était pas encore posé. Il est vraiment venu après, vers 2013/2014. Ce n’était pas du tout prémédité. J’avais écrit mes textes avant mais ce n’était pas du tout fait pour du chant clair. Ceci dit, on avait un désir de compréhension plus important, on voulait que le contenu des textes soit plus audible. C’est lié aussi à ce qu’on écoute. Il reste quelques cris, mais ce n’était pas prémédité, ça s’est fait naturellement.

Votre précédent opus était sorti chez Holy Records. Pourquoi avoir opté pour Apathia cette fois-ci ?
C’est une longue histoire. Quand on a signé pour Tourments & Perdition avec Holy, on a signé pour deux albums. Il était donc question qu’Eclats sortent chez Holy, sauf qu’on devait faire deux albums en trois ans. Tourments étant sorti en 2008, ça aurait dû sortir en 2011, sauf qu’à ce moment-là ce n’était pas prêt. Phil et Séverine d’Holy, qui sont deux personnes qu’on apprécie énormément, avec lesquels on a aimé bosser, ne nous ont pas mis de pression. Ils nous ont appelé en 2011, nous ont demandé où on en était, et on leur a répondu que « Ouais, on essaie, on ne sait pas quand ça va sortir mais on veut le sortir avec vous ». Il s’est avéré que quand l’album était prêt en 2014, Holy, qui finalement en terme de label a baissé pas mal ses activités, nous a dit qu’il ne savait pas si on pourrait s’y mettre avant septembre 2015. Il nous a donné un lapse de temps qui était finalement très long, et nous qui avions déjà mis tellement de temps à recomposer l’album – c’était de notre faute hein ! – mais pour le coup à ce moment-là on s’est dit que ça allait être vraiment difficile. On avait peur de faire splitter le groupe, parce que l’attente d’un travail si long, et encore un an d’attente quasiment c’était vraiment trop long. Donc on s’est mis à rechercher un label. Tout ça s’est fait de manière assez clair avec Holy, ce n’était pas pour leur faire une crasse, et eux nous ont dit que ça ne les dérangeait pas, même contractuellement. Donc on s’est mis à la recherche d’un label en décembre 2014, c’était assez difficile moralement, parce qu’on ne pensait pas trouver quelqu’un qui sorte l’album assez rapidement. Et puis on a eu cette opportunité avec Apathia et Jehan, ça a été quelque chose de salvateur, ça nous a sauvé la mise et pour le coup on est vraiment très satisfait d’avoir collaboré avec lui pour cet album.
Donc juste pour cet album ?
Oui on a signé pour un album, après rien n’est signé d’autre. Je pense que c’est mieux. Je pense qu’il a vu comment on composait et qu’il s’est dit que c’était mieux de ne pas trop s’aventurer dans des choses trop complexes avec nous (rires). Après si ça se passe bien, on va continuer. Rien n’est écrit.
Vous avez enregistré et produit Eclats vous-même. Etait-ce par envie ou par défiance ?
Ça s’est fait entre autres parce que Fred s’est mis progressivement au son depuis quelques années. Il souhaitait monter son home studio, donc ça s’est fait de manière assez naturelle. Fred étant de plus en plus intéressé par le son et la production, il commençait à produire quelques groupes à côté. On s’est dit qu’on allait faire tout nous-même. Alors effectivement ça nous laissait plus d’emprises sur la production, mais ça a été aussi un peu l’écueil de la chose en termes de temps. Plus tu fais ça chez toi avec tes moyens, plus tu as le temps de te retourner sur ce que tu fais, d’expérimenter de nouvelles choses, de prendre du recul sur ton travail, mais tu peux avoir un peu trop de recul et ne jamais trancher. On est tombé dans la chose qui ne finit jamais. Ceci dit avec ce temps et ce recul, t’es quand-même satisfait de ton album quand il sort, et pour un bout de temps. Peut-être qu’un jour on se rendra compte qu’on n’est plus satisfait de certaines choses, mais ça prendra peut-être un peu plus de temps. Le travail est quand-même bien fait, et ça a laissé aussi l’opportunité à Fred, qui maintenant est à temps plein dans son studio, de se faire une vraie carte de visite.
Vous m’avez l’air hyper perfectionniste. Ça n’a pas été un désavantage à un moment ?
Si, si, pour ta santé mentale c’est un désavantage (rires). Parfois on cogite un peu trop. Fred et moi, qui avons principalement composé cet album, on s’est vraiment pris la tête, parfois dans des phases de découragement total, à se dire « mince, on va jamais s’en sortir », il y a eu des phases assez rudes. Le perfectionnisme te fait un peu trop penser. Quand ton album sort, c’est aussi une satisfaction, une fierté. Cette fierté-là elle t’aide à retrouver la forme. Mais j‘avoue que parfois on ne dort pas assez, on pense trop, on met rarement le mental au repos. Je suis en train de lire un bouquin d’Ekchart Tolle qui s’appelle « Le Pouvoir Du Moment Présent », et il dit justement que parfois il faut oublier qu’on est totalement identifié à notre mental. Parfois faut le mettre en stand-by, et cette année on ne l’a pas fait assez.

Quels sont vos projets pour 2015-2016 au niveau scénique ?
Les projets c’est de rejouer sur scène clairement. Là on y travaille. On n’a rien de précis pour l’instant. L’album étant sorti avant la période d’été, on n’a pas eu le temps de travailler sur les fests, et donc c’est trop tard, à moins qu’on fasse appel à nous en dernière minute pour un remplacement, mais sinon officiellement on n’est donc sur aucun des fests d’été. Le but est de travailler pour des concerts en septembre et à la rentrée. Ce n’est pas facile, l’absence est un gros facteur d’oubli, après faut refaire ton trou. On est dans cette phase-là. On va recommencer dans des petits endroits pour tester les morceaux sur scène. On va essayer de refaire parler de nous comme ça scéniquement progressivement. Mais le but c’est clairement de faire vivre l’album sur scène. La scène nous a manqué. On a dû faire trois/quatre dates un peu à l’improviste, mais ça nous a redonné le goût de la scène, ça nous a manqué.
Vous avez la réputation d’être de grands lecteurs, quel est ton livre de chevet en ce moment ?
C’est donc Eckhart Tolle en ce moment. Je relisais « Ainsi parlait Zaratoustra » il y a quelques temps, mais j’ai laissé place à Eckhart Tolle. Fred, qui a beaucoup travaillé sur Bataille pour les textes qu’il a écrit sur cet album, m’avait offert la biographie de Bataille à laquelle j’ai essayé de me confronter cet hiver, mais ça m’a fait déprimer (rires). Pour le coup, là, Bataille, c’était trop en bas. L’hiver, les maladies hivernales, plus Bataille, j’ai cru que j’allais jamais m’en sortir. Donc Bataille, j’ai refermé, et j’ai mis ça dans un placard. Pour l’instant je suis sur un truc plus positif.
Merci à Pierre/Clevdh, Roger et le Black Dog.
Album Eclats sorti le 11 mai chez Apathia Records
Texte : Charlotte Sert
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